Le récit historique
En quoi le travail de l’historien se différencie-t-il de celui du romancier (roman historique) ou du cinéaste ?
L’histoire est –elle un récit, mis en scène par un auteur : l’historien ?
Le rêve contenu
“Je proclame le droit qu’à l’historien d’imaginer. Cependant son devoir est aussi de contenir son rêve dans les limites du connaissable, de demeurer véridique et veiller à s’interdire tout anachronisme”
Georges Duby, Le Débat, 1984
Georges Duby,
(1919-1996),
professeur au collège de France
L’histoire : littérature ou science ?
L’une des évolutions récentes les plus significatives de la discipline historique en France est l’intérêt croissant pour la réflexion épistémologique. (…) Son premier effet est de démystifier les certitudes trop simples. (...) Elle montre que l’histoire est toujours écrite par un historien lui-même inscrit dans un temps et un milieu, ce qui interdit un rapport de sujet connaissant à objet connu ; elle souligne l’importance de la mise en intrigue et de l’écriture de l’histoire. Bref, elle analyse avec brio toutes les raisons pour lesquelles l’histoire n’est pas une science. Et pourtant, les historiens persistent à penser qu’ils ne tiennent pas des propos d’auteur entre lesquels chacun serait libre de choisir au gré de ses partis pris ou de sa fantaisie ; ils argumentent au nom de vérités. Du coup, l’on ne sait plus où exactement situer l’histoire dans cet entre-deux qui va de la littérature à la science.
Extrait d’Antoine Prost , « Histoire, vérités, méthodes. Des structures argumentatives de l'histoire ». Le Débat, 1996/5, n° 92, pages 127 à 140.
1975
L’histoire n’est pas scientifique, si par scientifique on entend le texte qui explicite les règles de sa production. C’est un mixte, science-fiction, dont le récit n’a que l’apparence du raisonnement mais n’en est pas moins circonscrit par des contrôles et des possibilités de falsifications. Aussi la citation, les notes, la chronologie, toutes les ruses de l’appel au vraisemblable ou à des autorités, fournissent-elles de quoi combler par une narrativité ce qui manque à la rigueur. Ce mélange, en effet, lie en un même texte la science et la fable, ces deux moitiés symboliques et abstraitement distinguées de nos sociétés.
Extraits de : M. de Certeau, intervention lors de la table ronde sur la « Nouvelle histoire », Magazine Littéraire, n° 123, avril 1977, pp. 1920.
Le Roman vrai
L’histoire est récit d’événements : tout le reste en découle. Puisqu’elle est d’emblée un récit, elle ne fait pas revivre2, non plus que le roman; le vécu tel qu’il ressort des mains de l’historien n’est pas celui des acteurs; c’est une narration, ce qui permet d’éliminer certains faux problèmes. Comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page3 et cette synthèse du récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix dernières années que nous avons vécues. Spéculer sur l’intervalle qui sépare toujours le vécu de la récollection du récit amènerait simplement à constater que Waterloo ne fut pas la même chose pour un grognard et un maréchal, qu’on peut raconter cette bataille à la première ou la troisième personne, en parler comme d’une bataille, d’une victoire anglaise ou d’une défaite française, qu’on peut laisser entrevoir dès le début quel en fut l’épilogue ou faire semblant de le découvrir ; ces spéculations peuvent donner lieu à des expériences d’esthétique amusante ; pour l’historien, elles sont la découverte d’une limite. Cette limite est la suivante : en aucun cas ce que les historiens appellent un événement n’est saisi directement et entièrement ; il est toujours incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces. Même si je suis contemporain et témoin de Waterloo, même si je suis le principal acteur et Napoléon en personne, je n’aurai qu’une perspective sur ce que les historiens appelleront l’événement de Waterloo, je ne pourrai laisser à la postérité que mon témoignage, qu’elle s’appellera trace s’il parvient jusqu’à elle. Même si j’étais Bismarck qui prend la décision d’expédier la dépêche d’Ems, ma propre interprétation de l’événement ne sera peut-être pas la même que celle de mes amis, de mon confesseur, de mon historien attitré et de mon psychanalyste, qui pourront avoir leur propre version de ma décision et estimer mieux savoir que moi ce que je voulais. Par essence, l’histoire est connaissance par document. […]
L’histoire est anecdotique, elle intéresse en racontant, comme le roman. Seulement elle se distingue du roman sur un point essentiel. Supposons qu’on me raconte une émeute et que je sache qu’on entend par là me raconter de l’histoire et que cette émeute est vraiment arrivée ; je la viserai comme étant arrivée à un moment déterminé, chez un certain peuple ; je prendrai pour héroïne cette antique nation qui m’était inconnue une minute plus tôt et elle deviendra pour moi le centre du récit ou plutôt son support indispensable. Ainsi fait aussi tout lecteur de roman. Seulement, ici, le roman est vrai, ce qui le dispense d’être captivant : l’histoire de l’émeute peut se permettre d’être ennuyeuse sans en être dévalorisée.
Extraits de Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, suivi de Foucault révolutionne l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points / Histoire, 1978 (1971), p. 14-15 et 18, p. 35-38.
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2. Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris Éd. du Seuil, 1955 p. 29.
3. H. I. Marrou, « Le métier d’historien », dans Charles Samaran [dir.], L’histoire et ses méthodes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, coll. Encyclopédie de la Pléiade, 1973, p. 1469.
Paul Veyne, (1930-), professeur au collège de France
"Le cinéma est l'art qui donne forme à l'histoire parce qu'il est celui qui peut montrer une réalité d'un moment en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale : la mise en scène. C'est ainsi qu'il rend visible. Il est l'art d'une forme sensible de l'histoire et sensible à l'histoire.”
(Antoine de Baecque)
1998
2008
Le récit historique au cinéma
Aujourd'hui, le souffle de l'image, du film, retranscrit par le cinéma et la télévision, prend la relève des formes écrites, tend à se substituer à elles, soutenue par la puissance de la médiation. La spécificité de l'histoire au cinéma, quand il s'agit de fictions qui ne visent pas à être des reconstitutions, est la figure que prend l'inventivité. Selon nous, le génie des cinéastes tient à ce qu'ils ont su trouver, pour reconstituer son authenticité du passé, soit une idée motrice qui rend compte d'une situation qui la dépasse; soit un cadre d'action qui exerce la fonction d'un microcosme révélateur.
MARC FERRO : http://www.cineclubdecaen.com/analyse/livres/cinemaunevisiondelhistoire.htm
1977
Histoire et bande dessinée
Mais cette rencontre entre histoire et bande dessinée ne serait-elle pas un trompe-l’œil ? Il ne s’agit pas ici d’histoire, mais plutôt d’« Histoire », celle-ci étant conçue comme un passé connu et jugé important, prétexte à des aventures d’autant plus exotiques qu’elles se passent à des siècles de distance. Ces bandes dessinées « historiques » sont plutôt des fictions (ou des docu-fictions) ayant pour théâtre le passé, comme de nombreux romans « historiques » sont des aventures en costumes. Il s’agit moins d’histoire que d’histoires-dans-le-passé, moins de méthode pour comprendre que de fascination pour le lointain ou le mythique.
Naturellement, certaines fictions font véritablement comprendre. (...) Cette puissance dramatique – on n’est pas loin de la « résurrection » selon Michelet – joue encore davantage pour les époques reculées. Comme l’a expliqué Étienne Anheim au colloque « Fiction et sciences sociales » de septembre 2014, le médiéviste sait que les cathédrales ont souvent été des chantiers pluriséculaires ; mais c’est un savoir tout théorique, qui prend un relief frappant quand il est mis en images. (...). Dessiner cet épisode fait apparaître une cathédrale en cours de construction, que l’on sait exister théoriquement, mais que l’on ne voit jamais, puisqu’on n’en possède aucune trace iconographique. Tout cela est plus efficace (car plus rapide, plus précis, plus cru) que deux pages de description. Puissance du dessinateur, impuissance de l’historien ? En tout cas, la bande dessinée possède un incontestable ressort narratif et mémoriel, qui n’exclut en rien la subtilité. Il y a une fulgurance du dessin, comme une explication sans mots. Le dessin est intrinsèquement pédagogique.
Mais de quoi parle-t-on quand on dit « histoire » ? (...) Ce n’est pas parce que des bandes dessinées convoquent les Templiers ou Cléopâtre qu’elles font comprendre quelque chose. Si elles sont « historiques », alors France Gall, interprète de « Sacré Charlemagne », est médiéviste. Ceci n’enlève rien au plaisir qu’on trouve à les lire, tout comme les romans de Dumas nous ravissent et nous emportent. Mais qu’on ne se trompe pas de mot.
Il serait donc erroné d’affirmer que l’histoire et la bande dessinée s’ignorent, mais il serait très exagéré de dire qu’elles ont exploré toutes les possibilités de leur compagnonnage. La rencontre entre les sciences sociales et les arts graphiques ne fait que commencer. Ensemble, ils détiennent un énorme potentiel cognitif, artistique et, faut-il le dire, commercial.
http://www.laviedesidees.fr/Histoire-et-bande-dessinee.html
La narration
La structure conceptuelle de l’histoire est donc indissociable d’un mode d’exposition essentiellement narratif. Toute écriture historique repose sur une narrativité fondamentale, qui la définit comme histoire, et même les histoires immobiles s’écrivent comme des récits. L’historien raconte nécessairement l’histoire, et le récit du non changement est encore une histoire.
Extraits de : Antoine Prost, « Les acteurs dans l’histoire », dans L’histoire aujourd’hui, Éditions Sciences Humaines, 1999.
Antoine Prost,
(1933-), professeur à la Sorbonne