Les services de diffusion de musique en
continu (Spotify, Deezer, Apple Music, etc.) séduisent déjà plus d’un
demi-milliard d’abonnés payants. Selon la Fédération internationale de
l’industrie phonographique, 59 % du temps que nous consacrons chaque semaine à
écouter de la musique est passé sur ces services. Si l’on peut se réjouir de
l’accès qu’elles donnent à une pléthore de contenus, soyons aussi conscients
que les plateformes nous enferment dans une bulle d’écoute d’œuvres musicales
qui se ressemblent et qui ne correspondent pas toujours à nos préférences.
Des études conjointes menées par le
laboratoire collectif La Percée, des Productions Nuits d’Afrique, et la Chaire
UNESCO en communication et technologies pour le développement de l’Université
de Québec à Montréal montrent que les systèmes de recommandations
algorithmiques promeuvent surtout des courants musicaux dominants et
internationaux déjà populaires, au détriment de productions nationales,
régionales et locales moins connues, notamment dans l’espace francophone.
Pour l’heure, les plateformes de streaming ont
tendance à ne pas valoriser ni véritablement favoriser la circulation et la
découverte de la riche diversité du patrimoine musical francophone disponible
en ligne, dont les œuvres et les créations musicales des artistes francophones
d’Afrique, des Caraïbes, des Antilles et de l’Amérique latine.
Ce qui est préoccupant, c’est de constater par
exemple que sur Spotify, on ne compte qu’un seul artiste francophone parmi les
20 artistes africains les plus écoutés, ce qui illustre la domination des
productions anglophones et la difficulté pour les artistes francophones
d’accéder à une audience mondiale. Par ailleurs, les récentes mesures et
observations réalisées par le laboratoire La Percée, en étroite collaboration
avec la firme Gradiant AI, permettent également de conclure qu’à niveau de
popularité comparable (mesuré en nombre d’abonnés Spotify), les artistes de
musiques du monde bénéficient en moyenne de 40 % moins d’exposition (et donc
moins de découvrabilité) dans les playlists éditoriales de la plateforme que
les autres artistes québécois associés à d’autres catégories ou genres
musicaux.
S’enfermer dans une
bulle musicale restreinte
Puisque les deux tiers de toutes les écoutes
sur Spotify se font à partir des listes de lecture, ce chiffre illustre une
faible recommandation et mise en valeur de la grande richesse et de la
diversité de la scène musicale francophone, par l’invisibilisation des artistes
québécois issus de l’immigration ou de la diversité et catégorisés dans des
genres musicaux minoritaires. Cette sous-représentation devient
particulièrement problématique lorsque l’on considère que les playlists
représentent un gain considérable d’écoutes pour les artistes.
En effet, l’écart d’exposition de 40 % se
traduit directement par un déficit de visibilité, de perspectives économiques
et de reconnaissance pour les artistes concernés. L’absence relative des
artistes de musiques du monde dans ces vitrines privilégiées limite
considérablement leur capacité à atteindre de nouveaux publics, créant un
cercle vicieux où le manque d’exposition initiale réduit les chances d’une
découvrabilité et d’une popularité future.
De plus, les systèmes de recommandation des
grandes plateformes privilégient les contenus déjà populaires ou issus de
marchés dominants, ce qui renforce la marginalisation des musiques francophones
de niche ou appartenant à des catégories et à des genres musicaux moins
populaires. Les statistiques montrent notamment une faible proportion de
streams et de titres pour ces répertoires dans les classements des morceaux les
plus écoutés.
L’auditoire se retrouve donc enfermé dans une
bulle musicale restreinte qui limite son exposition à la diversité dont se
targuent pourtant les catalogues des services de streaming.
Ce phénomène de concentration des écoutes
musicales en ligne creuse l’écart entre les succès largement promus et les
artistes ou les titres moins connus, moins visibles et donc moins découvrables.
Rappelons que, parmi les dizaines de millions de morceaux téléversés sur les
plateformes en 2024, près de 80 % n’ont jamais été écoutés, selon Deezer.
Ainsi, la diversité de l’offre disponible en ligne ne se traduit pas dans la
consommation réelle de musique.
Passer de l’indignation
à l’action
Cette tendance à la standardisation culturelle
risque de s’accentuer à l’ère de l’IA générative, qui pourrait avoir des effets
négatifs sur la diversité linguistique des contenus culturels auxquels nous
sommes exposés. Avec la prolifération des contenus créatifs et culturels créés
par l’IA, il devient aussi crucial de se préoccuper des risques de
dévalorisation des œuvres humaines, d’une rémunération inéquitable des
artistes, du non-respect des droits d’auteur et de l’intégration non autorisée
de grandes quantités de musique pour l’entraînement de modèles de langage.
Selon la Confédération internationale des
sociétés d’auteurs et compositeurs, d’ici 2028, près de 20 % des revenus des
plateformes de diffusion en continu et 60 % de leurs musicothèques pourraient
provenir de musique générée par l’IA, ce qui entraînerait une perte radicale de
revenus, estimée à une dizaine de milliards de dollars, pour l’industrie
musicale au cours des années à venir.
Sans politiques publiques, réglementation ni
lois adaptées en matière de culture, de découvrabilité, de droits d’auteur et
de régulation des plateformes de diffusion en ligne et des systèmes d’IA, les
géants du Web continueront à hiérarchiser nos productions culturelles, décidant
de ce qui « mérite » d’être vu, entendu et recommandé, selon des critères
opaques et motivés par la seule rentabilité.
Pour que ces plateformes fassent partie de la
solution, elles doivent revoir leurs modèles afin de promouvoir plus d’équité,
de diversité et d’inclusion, dans l’intérêt de leurs publics diversifiés et aux
goûts éclectiques. Voir sa culture, sa langue et son identité représentées en
ligne, c’est exister. Il y va de notre humanité commune, qui doit continuer à
s’enrichir des vertus du dialogue interculturel. Il importera aussi de
sensibiliser et d’éduquer les jeunes francophones afin qu’ils adoptent des comportements
culturels plus responsables en ligne et qu’ils développent une appétence et une
curiosité pour l’exploration musicale des voix d’expression multiculturelle.
Parce que la diversité des contenus en ligne
est cruciale pour notre souveraineté culturelle, nous devons passer de
l’indignation à l’action. Il s’agit d’empêcher une déshumanisation de la
découverte musicale et de garantir dans l’espace francophone et partout dans le
monde un accès équitable à une plus vaste palette de contenus musicaux en
français ainsi que dans les autres langues nationales et locales coexistant
dans la francophonie, qui contribuent à l’enrichissement culturel de chacun.
Il est urgent de ne pas laisser nos musiques
et cultures francophones entre les mains d’une économie de marché dominée par
quelques entreprises transnationales qui imposent à notre attention ce qu’il
faut écouter, à partir des formules magiques de leurs algorithmes.
Le droit de découvrir
Pour que la magie des algorithmes opère, les
plateformes de diffusion doivent comprendre qu’il est possible de mettre en
valeur et de promouvoir la diversité des expressions nationales et locales sans
nuire à leurs intérêts, à ceux de l’industrie musicale ou du public.
Il importe également de coconstruire un
vocabulaire commun, en produisant de nouvelles taxonomies inclusives et en
améliorant les pratiques d’indexation plus fine des œuvres (tenant compte des
spécificités linguistiques et culturelles), de sorte à ainsi refléter la
pluralité des genres musicaux au lieu de les regrouper dans des catégories
génériques.
Nous, regroupements professionnels d’artistes
et de créateurs, acteurs de l’industrie musicale, chercheurs et experts en
découvrabilité et politiques culturelles, demandons qu’on reconnaisse le droit
de chacun à découvrir, consommer et partager des contenus reflétant sa culture
et sa langue et à y accéder, sur n’importe quelle plateforme.
Nous en appelons aux États, gouvernements et
organisations internationales : adoptez et appliquez des normes, des principes,
des directives, des traités, des protocoles, des politiques publiques, des
lois, des règlements et toute mesure proactive en matière de découvrabilité
culturelle, de soutien à la transformation numérique des secteurs culturels, de
régulation des plateformes et d’encadrement de l’IA pour protéger et promouvoir
en ligne la diversité des expressions musicales des pays francophones. C’est
aussi à nos décideurs publics de prendre des mesures pour soutenir le
renforcement des compétences numériques, la formation et l’accompagnement des
artistes, des créateurs et des professionnels francophones afin qu’ils puissent
mieux référencer leurs œuvres (mots-clés, métadonnées, stratégies de promotion)
et ainsi améliorer leur découvrabilité.
Soucieux de l’intérêt public et des choix
déterminants pour l’avenir de nos sociétés, dans un contexte où le rapport de
force favorise les géants du Web guidés par leurs seuls intérêts économiques,
nous devons rester mobilisés, chacun dans l’exercice de ses responsabilités,
pour mener ce combat nécessaire. Abdiquer reviendrait à laisser ces
multinationales écraser la souveraineté culturelle à laquelle aspirent les
peuples et les nations francophones. Nos acquis en matière de protection et de
promotion de la diversité des expressions culturelles sont aujourd’hui
gravement fragilisés et remis en cause.
Cet engagement est essentiel pour assurer la
pérennité du pluralisme musical et préserver notre capacité à faire découvrir
une culture francophone vibrante, que créateurs et publics de tous horizons
pourront s’approprier à leur tour.
Destiny Tchéhouali, Professeur en communication internationale à l’UQAM, Titulaire de la
Chaire Unesco en communication et technologies pour le développement et
Directeur scientifique du Laboratoire La Percée
Johan Lauret, Directeur de projet du Laboratoire La Percée
Suzanne Rousseau, Directrice générale et co-fondatrice des Productions Nuits d’Afrique
Sébastien
Laussel, Directeur de Zone Franche, le Réseau des
Musiques du monde