La pluie tombait fort ce jour-là, le vent soufflait en puissantes bourrasques, les feuilles jaunies de l’automne formaient par endroits des tourbillons impétueux. Malgré ces conditions difficiles, une silhouette évoluait au milieu de ce chaos, inlassablement. Ses cheveux étaient ébouriffés par les rafales de plus en plus violentes. La large capuche de son ensemble de cuir marron ne dévoilait pas son visage et un large sac se balançait dangereusement sur son dos.
Les épaules en avant, l’inconnu tentait, tant bien que mal, de vaincre les éléments. Arrivé au pied d'une colline, il décida de faire une halte à l’abri d’un tronc d'arbre. Sûrement un chêne dont les nombreux fruits dansaient avec frénésie sous le vent violent.
Puis, soudainement, une épaisse branche craqua, fragilisée par les années et par la tempête particulièrement agressive. Une ultime rafale appuyée l’acheva. La massue, innocente et vaincue, tomba, prenant de la vitesse à chaque seconde. Finalement, elle s’abattit sans retenue sur le voyageur qui s'effondra au sol, évanoui.
Le vent quant à lui continua à souffler avec force et indifférence mais, curieusement, la pluie, elle, avait cessé aux abords de l'arbre. Et, progressivement, un profond calme s’installa autour du mystérieux individu.
Quelques heures plus tard, sur le versant opposé de la colline, un chasseur rentra chez lui avec bien peu de gibier. C’était un homme visiblement d'un certain âge, car ses cheveux mi-longs se nuançaient de noir et gris et sa courte barbe lui donnait une apparence de vieux bourru.
Ses mains, dures et marquées par le temps, exprimaient un labeur quotidien. De nombreuses cicatrices altéraient ses bras nus, certaines récentes causées par les ronces, d’autres plus anciennes et profondes, comme si une lame avait autrefois tranché la chair. Mais le plus impressionnant restait sa taille amplifiée par une carrure imposante. Il fallait se montrer valeureux ou alors être complètement fou pour oser lui chercher des problèmes.
En cette fin de matinée, il sut qu’il aurait du mal à ramener de quoi constituer un repas consistant pour le dîner, mais il en avait l'habitude, cela était fréquent ces derniers jours. Le gibier se faisait rare, comme s’il fuyait quelque chose, mais quoi ? Ou devenait-il maladroit, un chasseur incapable d'attraper quoi que ce soit ? Le menu du déjeuner : identique au jour précédent. Des baies sauvages et des drôles de racines au goût légèrement sucré. Point final. En revanche, il devait reconnaître que la nature lui fournissait de la nourriture facile à récolter. Pour ça, il la remerciait.
— Au moins, les buissons ne détalent pas, se lamenta-t-il.
Le regard déprimé, il s'assit sur un grand rondin de bois et se mit à manger, espérant être plus chanceux dans l’après-midi.
Après avoir avalé son maigre repas, il reprit arc et carquois et commença à grimper la colline, derrière sa cabane, en quête du précieux gibier. Le soleil brillait largement lorsqu'il atteignit le sommet. À l’est, le ciel dessinait un horizon tourmenté. Puis, se tournant de nouveau à l’ouest, il aperçut un rayon percer les nuages et frapper le bas de la colline.
Il suivit son parcours du regard et distingua, au pied d’un grand chêne, une forme. Il ne savait pas de quoi il s’agissait, mais le trait de lumière l’encerclait. Curieux, il commença à descendre furtivement au cas où il s’agirait du gibier qu’il traquait depuis des jours. La végétation devenait plus dense au fur et à mesure qu'il progressait. De temps en temps, il levait les yeux au ciel pour se repérer et rejoindre le point d'impact du rayon.
Il atteignit enfin le pied de la colline et ralentit, se déplaçant avec une plus grande discrétion. Il était tout proche maintenant, les feuilles jaunies, abattues par la tempête passée, recouvraient en grande partie la forme. Elle reposait au pied de cet immense chêne qui avait une histoire bien à lui.
Avançant à pas de loup, il commença à contourner l'arbre par la gauche, sortit une flèche de son carquois et l'arma. Il n’apercevait alors que partiellement la chose. Elle était allongée sur le sol. Il ne se trouvait plus qu'à quelques pas. Elle avait une forme curieuse, familière, comme s’il ne s’agissait pas d’un animal.
Par mégarde, il marcha sur une branche dissimulée sous les feuilles. Elle se brisa sous son poids et il stoppa net son avancée. Aucun tressaillement. Surpris, il s'approcha un peu plus près. Soudainement, il découvrit que ce n'était définitivement pas le gibier qu’il s'imaginait, mais une jeune femme évanouie. Que faisait-elle là ? Seule ?
Le chasseur dégagea les feuilles qui la recouvraient et l'assit contre le tronc du chêne. Ses cheveux, d’un brun foncé, étaient longs et lisses, son visage dans la fleur de l’âge, légèrement mat. Elle portait un ensemble de cuir ancien, aux nuances de bordeaux et de marron sombre. Sous la veste, une chemise blanche la rendait éblouissante. Au coin de ses lèvres, il remarqua un léger rictus. Ses yeux clos étaient crispés. Le chasseur vit alors du sang couler le long de son oreille. Une large coupure était visible près de sa tempe. Il sortit sa gourde et répandit un peu d'eau sur son visage, espérant lui faire reprendre connaissance, et sur la blessure pour la nettoyer du sang.
Après quelques minutes, la jeune femme ouvrit lentement des yeux foncés, de la même couleur que sa chevelure, et promena son regard autour d’elle, affolée. Elle ressentit une violente douleur à la tête et leva la main vers son origine. Elle considéra l’homme un instant puis elle demanda d’une voix fébrile :
— Qui êtes-vous ?
— Je m'appelle Archor.
L’inconnue regarda à nouveau autour d’elle. Le chasseur ajouta rapidement :
— Je vis juste de l'autre côté de la colline. Mais toi ? Que fais-tu là, seule ?
— Je... je ne sais pas, trembla-t-elle, désorientée.
Tout lui était étranger.
— Je ne reconnais rien ici. Où diable sommes-nous ? reprit-elle avec inquiétude.
— Dans la forêt de Calice, répondit Archor. Comment te nommes-tu ?
— Euh...
Elle réfléchit un petit instant et lança un regard effrayé à Archor.
— Je ne sais plus.
Sa voix traduisit sa panique. Elle fut épouvantée par ses propres paroles : ne connaître absolument rien de son identité était la pire chose qui pouvait se produire.
— Tu peux te lever ? s’enquit Archor. Je dois t'emmener chez moi, tu as besoin de soin.
— Euh… oui, hésita-t-elle en tendant sa main.
Le chasseur l'aida, prit son sac et ils remontèrent la colline.
Une bonne heure plus tard, ils atteignirent la maison d’Archor. Ce dernier avait finalement porté la jeune femme, encore trop sonnée pour marcher. La demeure de son hôte était entièrement construite de rondins de bois. Elle n’était pas très haute, ni grande. Tout à fait le genre d’habitation temporaire pour un chasseur. Ils entrèrent et Archor posa la jeune femme sur le plus petit des deux lits présents dans la pièce unique. L’intérieur était chaleureux, amical. Une table elliptique et quatre chaises au centre, une large étagère entre la porte et la fenêtre sur la droite, une luminosité surprenante malgré l’orientation de la maison par rapport au Soleil.
— Te sens-tu mieux ?
— Euh... oui. Toutefois, ma tête...
Elle porta fébrilement sa main à sa tempe, couverte de sang.
— Tu es chanceuse, j’ai ce qu'il te faut pour ça. Je possède un onguent préparé par mes soins dont l’efficacité a été plus que prouvée ! Ça calmera la douleur, assura-t-il.
Il se tourna vers le meuble et saisit un petit bocal rempli d'une substance grisâtre. Lorsqu’il la rejoignit et qu’il voulut appliquer la pommade, il écarquilla les yeux : l’entaille avait presque disparut.
— Ta blessure ? Je ne comprends pas ! s'exclama-t-il stupéfait.
— Excusez-moi ?
Elle posa sa main sur sa tempe. Elle fut tout aussi surprise : le sang ne coulait déjà plus et elle ne ressentait pratiquement plus de douleur.
— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, je... je...
— Éprouves-tu encore un quelconque élancement ?
— Très léger.
— Et bien, c'est pour le moins… Étonnant, avoua-t-il en appliquant la pommade sur la blessure devenue superficielle. Bon, maintenant que tu es « guérie », peut-être te rappelles-tu quelque chose ? Un nom ? N'importe quoi.
— Je… je… non, j’essaye, mais… tenta à nouveau la jeune femme d’une voix faible et saccadée.
— Ne t’inquiète pas, ça reviendra petit à petit. Il faut juste te donner un peu de temps. Le coup que tu as reçu a dû effacer ta mémoire d’une certaine façon. Demain, peut-être, ça commencera à refaire surface. Pour l'instant, tu devrais aller te reposer, cela te fera le plus grand bien, conseilla Archor.
— Oui, bonne idée.
Le chasseur lui offrit une couverture. Elle s'allongea, suivant du regard Archor qui passait la porte.
Tout en scrutant le plafond, encore beaucoup de questions lui traversèrent l’esprit et les réponses ne vinrent pas. Mais bientôt, la fatigue prit le dessus et elle s'assoupit.
Le lendemain, un son métallique la réveilla. Elle se tourna vers sa source. Le chasseur préparait une boisson dont l'odeur atteignit ses narines et lui fit le plus grand bien.
— Ça sent vraiment bon, dit-elle en souriant. Qu'est-ce que c'est ?
— Du nellactan, un mélange de menthe et de cannelle. Je t'en ai servi un peu, expliqua-t-il en lui tendant une tasse fumante.
— Merci.
Elle avala une gorgée de l’infusion et sentit son corps se réveiller en un instant.
— Alors quelque chose de nouveau à propos de toi ? Te souviens-tu de ton nom ou prénom peut-être ?
— Euh... je crois. Dans un rêve, quelqu'un m'a appelé Émilie...
— Va pour Émilie ! En plus, c'est très joli.
— Merci.
Son visage vira tout à coup au rouge foncé.
Pendant quelques minutes, chacun prit le temps de déguster la boisson. Émilie garda les yeux rivés sur le sol. Elle ne sentait pas tout à fait rassurée et devait se montrer prudente… D’autant plus qu’elle ne connaissait rien d’elle-même. Heureusement, Archor agissait comme s’ils étaient des amis de longue date et elle trouvait que cela facilitait les choses.
— Je suis désolé, je n'ai pas beaucoup à t’offrir pour le petit déjeuner, juste des baies sauvages, présenta Archor à moitié désespéré. Je dois aller chasser tout à l'heure si l’on veut varier le menu. Personnellement, ça fait des jours que je mange la même chose et je commence à me lasser.
— Il n'y a plus de gibier dans la forêt ?
— Il semblerait, concéda Archor. Mais j'espère rencontrer la chance aujourd'hui. Elle m’aiderait vraiment.
Archor sortit de la maison avec son arc et son carquois à la main. Émilie prit le temps de finir l'excellent breuvage puis rejoignit son hôte. L’homme était assis à une grande table en bois taillée dans les vestiges d’un arbre.
Émilie s'installa en face de lui.
— Que fais-tu ? s’intéressa la jeune femme.
— Je dois fabriquer de nouvelles flèches, mon carquois est presque vide.
Il jeta un rapide regard désolé au contenant de cuir brun.
— Il faut que je mette toutes les chances de mon côté si nous voulons manger à notre faim, tu comprends ? expliqua-t-il avec un léger sourire. Donc, il serait préférable que je n’en manque pas tout à l’heure.
— Et... euh... tu vis seul, ici ? Il n'y a personne d'autre dans les environs ? demanda Émilie.
— À trois lywdes, au nord, il existe une ville où je me rends de temps en temps... À plusieurs jours, à l’est, tu trouveras Holtyno, la capitale du royaume.
— Et pour quelle raison es-tu si isolé de la civilisation ? N’est-ce pas déprimant au fil du temps ? s’intéressa Émilie.
— Non, je suis en quelque sorte le marginal du coin, c'est pour ça que je vis aussi loin des autres. Ça ne me dérange pas trop. Toutefois, j'avoue que la compagnie humaine me manque parfois. Fort heureusement, j'ai un fidèle compagnon, Farrone, mais là il doit chasser... lui au moins, il en connait toutes les facettes, finit Archor dans un murmure presque inaudible.
— C'est un chien ? tenta Émilie.
— Oh non, c’est un Walluki.
— Un Walluki ? répéta Émilie curieuse.
— C’est une race aussi ancienne que les humains, commença Archor. Il s’agit d’une créature similaire aux léopards des neiges pouvant se tenir sur ses pattes arrière et douée de parole. Une fois debout, ils mesurent bien plus de trois feidos une fois debout. Depuis des siècles, les Wallukis et nous autres humains vivons en harmonie. Chacun respecte l’autre, et j’avoue que les Wallukis sont plus tolérants que nous. Cependant, fais quand tu rencontreras Farrone : il se méfie beaucoup des nouvelles têtes.
— D'accord, j’en tiendrai compte, acquiesça Émilie apeurée.
Elle était angoissée mais également enthousiaste à l'idée de connaître le compagnon d'Archor. Après tout, elle n'avait jamais vu une de ces créatures en chair et en os. Pourtant, si Archor la laissait seule, cela signifiait que le félin n’était pas si dangereux que ça. Enfin, elle espérait…
— Je reviendrai en fin de matinée, annonça alors son nouveau compagnon en se levant. Pendant ce temps, tu peux faire un tour dans les environs, mais évite de trop t’éloigner. On se perd facilement dans cette forêt lorsqu’on ne la connaît pas.
— Pas de problème. Je resterai à proximité.
Archor s'enfonça ensuite dans les bois puis disparut complètement. Émilie regarda autour d'elle. La maison se trouvait à la lisière d'une clairière. Les arbres ne permettaient pas d’observer l'horizon, elle décida donc de monter sur la colline pour découvrir ce qu'il y avait au-delà de cette zone vierge.
Après une demi-heure de marche, Émilie atteignit le sommet et grimpa sur un gros rocher. La forêt s’étendait sur tout le paysage et donc elle ne pouvait en voir l’extrémité. Au loin, il semblait se dessiner des montagnes, mais elle ne les distinguait pas suffisamment pour en être sûre. Dans son champ de vision, elle n'apercevait pas la moindre habitation, uniquement des arbres… des arbres à perte de vue. Au Midi, la zone forestière devenait plus dense encore et l’horizon était envahi de sombres et menaçants nuages. Sa curiosité la poussa à en découvrir la raison, toutefois Émilie se ravisa immédiatement.
Proche de la maison d’Archor, la jeune femme venait de remarquer quelque chose. Par déduction, elle devina de quoi il s'agissait ou plutôt de qui : Farrone. L'idée d'aller au Sud lui sortit aussitôt de l'esprit et elle se hâta de redescendre pour faire connaissance avec le félin.
Arrivée à la lisière de la clairière, elle ralentit pour ne pas l'effrayer. Précautionneusement, elle l'appela :
— Farrone ?
Pas de réponse. Émilie contourna la maison pour se retrouver devant la porte d'entrée : elle n'avait rencontré personne. Inquiète, elle regarda à nouveau autour d'elle. Toujours rien. Était-il déjà reparti dans la forêt ?
Soudain, la jeune femme surprit un grognement derrière elle. Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle tenta de respirer normalement, il ne fallait pas être effrayée. Elle se retourna doucement, le cœur battant rapidement. Il était là, ses crocs énormes la menaçant…
Dans l'ensemble, tout était démesuré chez lui. La description d’Archor était d’ailleurs assez juste... Il devait mesurer bien plus de trois feidos. Seulement, imaginer un walluki et en voir un pour de vrai étaient deux choses différentes : elle en était absolument sûre à présent.
Émilie resta pétrifiée, une créature de cette taille devait être l’une des plus féroces qui existaient.
— Doucement, Farrone, je suis une amie d’Archor... je... je ne te veux aucun mal, bégaya-t-elle d'une voix tremblante, littéralement terrifiée par une possible réaction agressive.
— Comment connais-tu Archor ? grogna-t-il.
— …
— Et comment t’appelles-tu ? ajouta-t-il sans même lui laisser le temps de formuler une réponse.
— Émilie, répondit-elle timidement.
— Émilie comment ? insista Farrone un peu plus menaçant. En général, on a un prénom et un nom !
— Je ne sais pas.
Émilie essaya de sembler la plus convaincante possible, mais l’expression sévère du Walluki l’apeurait énormément.
— Comment ça ? s’irrita Farrone.
— Je me souviens ni qui je suis ni d'où je viens. Archor m'a trouvé hier de l'autre côté de la colline. J’avais perdu connaissance au pied d'un arbre et étais blessée, justifia-t-elle du mieux qu’elle put.
Farrone prit un regard étonné.
— Il y a un problème ? demanda Émilie ne sachant pas du tout comment interpréter les réactions vives de son interlocuteur.
— Non. C'est juste que... enfin bon, aucune importance. Où est Archor ?
— Il est parti chasser, informa Émilie.
— Encore ! s’exclama Farrone.
Une nouvelle fois, Émilie sursauta, craignant qu’il ne l’attaque sans préavis.
— Je lui ai dit qu'il ne trouverait rien à des lywdes à la ronde, murmura-t-il.
Le Walluki passa devant elle sans la toucher. Émilie se sentit soulagée : elle s’en était sorti vivante. Cependant, elle reconnut volontiers que Farrone avait vraiment peu de tact avec les inconnus, mais après tout, Archor l’avait prévenue.
Quand le Soleil atteignit son zénith, Archor revint avec quelque chose de plus que son arc et son carquois.
— Finalement, j’y suis arrivé ! On aura un vrai déjeuner aujourd’hui ! s’écria-t-il, très souriant et fier de lui.
— Bravo, le félicita Émilie. Qu’as-tu attrapé ?
— Une syllandre. J’aurai besoin de ton aide pour la préparer. J'ai eu de la chance, mais ce ne sera peut-être pas le cas la prochaine fois donc profitons-en.
Il posa la bête sur la table extérieure puis reprit :
— Toutefois, je pense que je devrai retourner à un village ou au refuge si je n'arrive pas à trouver de la nourriture plus facilement, dit-il peu réjoui de la situation. Ah tiens, Farrone, vous avez fait connaissance ?
Archor échangea un regard inquiet avec Émilie. Le Walluki venait, quant à lui d’attraper quelque chose et le tenait prisonnier dans une patte.
— Oui, on peut dire ça… murmura Émilie.
Puis, elle essaya de lancer la conversation avec Farrone :
— Qu’est-ce que tu tiens là ? »
— Pas le meilleur des repas, grommela-t-il, en avalant une sorte de rongeur dont les poils du dos étaient dorés. Je préfère de loin les plats de ma mère.
— Logique, il n’y a pas de meilleure cuisinière. Je me souviens très bien de la dernière fois que j’ai été invité chez toi… soupira Archor envoûté par cet unique souvenir.
Il s’engouffra alors dans la cabane, suivi de Farrone. Émilie resta à côté de la syllandre. Elle resplendissait. Ses bois formaient de nombreuses ramifications. Sa fourrure zébrée de noir, de blanc et de marron ne lui permettait manifestement pas de se camoufler dans la forêt. Par contre, Émilie remarqua que les pattes arrières avaient l’air très puissantes. Sûrement lui donnaient-elles la vitesse pour fuir ?
Après plusieurs minutes, Farrone et Archor rejoignirent leur invitée. Archor posa un jeu de couteaux sur la table et commença à dépecer la syllandre.
— J’aurai besoin de vous dans un petit instant, s’adressa Archor à Émilie et Farrone.
Émilie retourna alors à l'intérieur de la maison et en profita pour enfin fouiller son sac. Il contenait sans doute des objets de son passé. Elle en sortit tout d’abord une grande cape noire satinée. Elle était légère, incroyablement vaporeuse. Elle la considéra avec plus d'attention et elle découvrit, inscrit dans le col, un nom : « E.Levery ».
— Levery, Émilie Levery, répéta-t-elle dans sa tête.
Elle continua à inspecter le contenu du sac. Elle en tira une longue dague d’environ trois dais et demi, une petite boîte en bois fermée à clé et une bourse remplie de pièces de bronze, de cuivre, d’argent et d’or. Puis, en fouillant plus profondément, Émilie trouva un miroir au cadre de bois sculpté dans lequel elle s’observa quelques secondes. Elle le reposa soudainement lorsqu’un second reflet apparut, un reflet qui lui ressemblait sans être vraiment elle. Enfin, elle découvrit un pendentif constitué d'une étoile blanche en vermeil sertie d'une émeraude bleue. Il lui inspira une sérénité toute particulière, quelque chose de réconfortant émanait de lui. Elle le passa autour de son cou et d’un coup, une chaleur bienfaisante l'envahit. Émilie ferma les yeux pendant quelques instants puis les rouvrit, appréciant le joyau dans le reflet de la lame de la dague. Enfin, elle saisit la petite boîte. Elle ne trouva aucune clé pour l’ouvrir et elle s’en sentit déçue. Elle pouvait contenir quelque chose qui lui révèlerait une partie de son identité.
— Émilie ? appela Archor.
Sur le coup, elle sursauta.
— J'arrive.
Elle rangea la cape, la boîte et la bourse dans le sac et se leva pour rejoindre ses hôtes. Tous ces objets étaient des indices de son passé et elle désirait vraiment en découvrir davantage. Pourtant, la faim dominait cette envie lorsqu’elle sortit de la cabane.
— J'ai presque fini avec la viande. On va pouvoir la cuire. Voudrais-tu aller chercher un peu de bois, s’il te plaît ? demanda-t-il en montrant l'opposé de la clairière.
— Bien sûr.
— Farrone t’aidera, reprit Archor qui, pour Émilie, espérait que son ami devienne plus amical avec leur invitée.
— Farrone ? appela-t-elle le plus poliment possible.
— Ouais, j'arrive, grogna-t-il.
Elle se dirigea vers la forêt puis fut rejointe quelques instants après par Farrone, marchant avec nonchalance. Elle remarqua que même sur ses quatre pattes, un Walluki était tout de même grand ; son garrot dépassait facilement les épaules de la jeune femme.
Il avait pris avec lui une sorte de support qu'il avait disposé sur son dos avec des compartiments qui tombaient sur ses flancs.
— Tu poseras le bois là-dedans, indiqua-t-il d’un geste de la tête vers le dispositif.
— Dis-moi quand on en aura assez, convint Émilie afin de montrer à Farrone le respect qu’elle avait envers lui.
Elle voulut entamer, à plusieurs reprises, la conversation avec le Walluki. Toutefois, son comportement l’en dissuada.
Une fois que le chargement fut fini, ils retournèrent auprès d'Archor. Ils allumèrent le feu et mirent la viande à cuire. Ils se régalèrent. Farrone semblait avoir retrouvé une bonne humeur certaine, Archor et Émilie riaient tous deux généreusement à ce que le félin leur racontait. Bref, ils passèrent un excellent moment ensemble.
Ils continuèrent à parler jusqu'à ce que le Soleil disparaisse derrière la colline. Émilie avait un peu trop bu et lorsqu’elle tenta de se lever, elle perdit l’équilibre. Le pendentif, dissimulé par sa veste, apparut alors sous les regards curieux de Farrone et Archor.
— D'où tiens-tu cela ? demanda Farrone précipitamment.
— Euh... je ne sais pas, je l’ai trouvé dans mon sac, avoua-t-elle.
— Il m’est étrangement familier, grogna-t-il à nouveau.
Si elle ne s’était pas sentie aussi fatiguée, elle aurait peut-être essayé d’en découvrir davantage, mais, elle avait du mal à rester éveillée.
— Je vais me coucher, informa Émilie, le pas incertain. Bonne nuit, vous deux.
— Dors bien, répondit Archor.
Un vent frais vint délicatement réveiller Émilie le matin suivant. C'était son deuxième réveil ici, dans la maison d'Archor, et elle commençait à lui devenir familière, elle se sentait chez elle. Elle se leva. Archor n’était pas dans son lit. Elle se dirigea vers le pas de la porte sans en franchir le seuil. Personne. Archor et Farrone devaient déjà être… en train de chasser ? Possible.
Elle revêtit sa veste — il faisait plutôt frais ce matin-là — puis elle sortit. Elle jeta un coup d’œil aux alentours pour voir si ses deux compagnons s’y trouvaient. Pas la moindre âme qui vive à part elle.
— Ils sont peut-être à la chasse, se répéta-t-elle sans vraiment pouvoir se rassurer.
Après une petite demi-heure à arpenter la cabane de long en large, elle se risqua de nouveau à l’extérieur. Toujours personne. À présent, l’angoisse la dominait entièrement. De plus, le brouillard était tombé et elle n’apercevait rien au-delà de quatre feidos. Quelles options s’offraient à elle ? Partir à leur recherche ou rester là à attendre qu'ils reviennent ? Émilie se sentait mal, elle avait peur. Elle hésitait encore quand elle entendit un craquement. Il provenait de devant elle. Avec cette épaisse brume, elle ne pouvait rien distinguer d'autre qu'un mur blanchâtre. Un nouveau bruit. Il semblait plus proche, toujours face à elle.
— Qui est-ce ? appela-t-elle tremblant de la tête aux pieds.
Pas de réponse. Elle vérifia rapidement dans la maison si elle pouvait trouver un bâton ou autre chose pour ce défendre au cas où elle serait attaquée. Dans un coin, elle tomba sur une épée à la lame faiblement incurvée. En la saisissant, Émilie fut surprise par sa légèreté.
Elle retourna se poster sur le seuil de la cabane, la garde haute. Avançant lentement, elle tendait l'oreille au moindre son suspect. Aucun bruit si ce n’était celui de ses pas qu'elle tentait de minimiser. Elle tourna très brièvement la tête : la maison n’était déjà plus à portée de vue. Elle sentait son cœur battre, comme si on le lui frappait de l'intérieur. Elle reprit son souffle et essaya de garder tous ses sens en alerte. Elle continua à avancer, à l'affût de tout bruit suspect.
Soudain, Farrone émergea brutalement du brouillard. Émilie fit un bond en arrière et manqua de peu de tomber à la renverse. Il tirait la langue d'une telle façon qu'on aurait cru qu'elle allait se détacher toute seule et choir sur le sol, inerte. Il respirait fort, il avait dû courir un bon moment avant de rejoindre Émilie. Elle se risqua à parler :
— Qu'est-ce qui se passe Farrone ? Où est Archor ?
— Ne t'inquiète pas pour lui, la rassura-t-il rapidement. Pour l’instant, il faut qu'on parte, et tout de suite, insista-t-il. Je dois te conduire en lieu sûr, car ici, ça ne l'est plus.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? paniqua Émilie.
— Je t’expliquerai quand on aura rejoint le refuge ! Dépêche-toi de prendre tes affaires et suis-moi s'il te plaît, supplia-t-il en voyant qu’Émilie ne bougeait pas. Allez, on n'a pas beaucoup de temps.
— D'accord ! se résigna-t-elle le visage pâle.
Elle se précipita dans la maison et réunit tout ce qui lui appartenait puis, après avoir vérifié une dernière fois qu'elle n'oubliait rien, elle ressortit et rejoignit Farrone qui l'attendait, impatient.
— Suis-moi, ordonna-t-il.
Ils se mirent en marche, avançant à un rythme trop élevé au goût d'Émilie. Après dix minutes effrénées, Farrone s’arrêta net. Émilie l’imita, complètement hors d'haleine. Il tendit l'oreille attendant on ne sait quoi… Puis ils reprirent leur avancée sans même ralentir. Émilie commençait réellement à fatiguer. Voilà une demi-heure qu'ils étaient partis de chez Archor et ils n'étaient toujours pas arrivés au refuge. Mais où se trouvaient-ils ? Elle n’en pouvait plus, elle ne possédait pas la capacité de courir sur quatre pattes comme Farrone. Sans prévenir, il s'arrêta net, à nouveau.
— Attends-moi ici et surtout, ne bouge pas ! ordonna-t-il en désignant un arbre tout proche. Je dois vérifier si l’abri est sûr.
— Je ne bouge pas, promit Émilie en se dissimulant derrière le feuillu.
Et Farrone disparut dans le brouillard.
Émilie avait l'impression que son cœur allait cesser de battre après cette course folle. Du mieux qu'elle put, elle essaya de reprendre son souffle mais surtout ses esprits. Elle avait du mal à comprendre ce qui se passait. Farrone était parti depuis déjà cinq minutes et un silence de plomb régnait autour d'Émilie. Elle se sentait très mal à l'aise à présent, vulnérable, exposée à tous les dangers qui l'entouraient et la guettaient. Petit à petit, le brouillard s’estompa et la visibilité s’améliora. On pouvait maintenant voir quatorze feidos devant soi.
Mais que pouvait bien faire Farrone ? Elle n'allait pas attendre éternellement ici. Enfin, il réapparut.
— Viens-là, pressa-t-il.
Elle le suivit puis, arrivé à hauteur d’une large pierre, Farrone posa sa patte avant gauche sur le haut de celle-ci et prononça :
— Sheluf mina ea.