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Les mémoires d’un Frichemesnilais, né en 1920 [1].
recueillies et transcrites par Jacques Ivorra en 2018
Je suis né le 8 mars 1920 à Frichemesnil, hameau du Mont Landrin, où habitaient mes parents, cantonnier et modeste agriculteur. Mon père n’avait pas de tracteur, trop cher et pas assez répandu, mais un cheval de trait, dont je m’occupais régulièrement, ce qui est sans doute à l’origine de mon amour des chevaux.
Nous allions à pieds à l’école de Clères, à travers bois, beaucoup plus près que celle de Frichemesnil….enfin, j’y allais quand le coup de main aux travaux de la ferme ne l’empêchait pas, et puis surtout, j’ai appris très tôt les avantages de l’école buissonnière, préférant aller me promener dans les bois avoisinants, avec mes copains. J’ai arrêté l’école à 14 ans, mais je n’ai jamais passé le certificat d’étude : J’avais notamment de grosses difficultés avec les tables de multiplication, mais je ne me suis jamais trompé dans les chiffres quand j’ai été marchand de bestiaux.
J’avais 19 ans quand éclata la guerre, et ma première expérience du conflit a été ma réquisition pour démonter le tortillard (une vieille locomotive qui tirait 4 wagons et 2 plates formes pour les marchandises), qui reliait Clères à Luneray en passant par Grugny , La Houssaye Béranger et Beautot: les allemands ont eu rapidement besoin de matériel et d’acier, et ce fut la fin d’une ligne bien pratique et fréquentée par les locaux à travers bois et champs, à faible allure.
J’ai aussi été requis pour garder les ponts (nombreux) au dessus ou sous les lignes SNCF, mais heureusement, la résistance ne les a pas fait sauter, sinon gare aux représailles… !
« y avait des tas de lapins sur les talus et on les a bousillés !! »
Il m’arrivait assez régulièrement de ravitailler les maquisards, livrant avec une voiture et une remorque, empruntées toutes les deux, une bête réformée : mon père m’avait mis en garde à l’époque, d’un risque de dénonciation notamment.
Après m’être embrouillé avec une connaissance locale, je suis parti pour une nouvelle livraison quand les allemands m’ont arrêté route de Neufchâtel, sur dénonciation, emmené au Palais de Justice pour un interrogatoire rapide et musclé au terme duquel j’ai été condamné à être fusillé le lendemain à 8h00 : un prêtre est passé dans notre cellule pour me confesser le soir. J’ai bien cru ma dernière heure arrivée quand, durant la nuit, un bombardement allié qui visait les quais de Rouen a largué sa cargaison de bombes, dont l’une est tombée sur le palais de justice et a détruit le mur de notre cellule !
Je suis rapidement sorti, je me suis caché allongé derrière un muret, et j’ai attendu le jour à cause du couvre feu. Au matin, vers 6 h, j’ai aperçu une petite lumière qui brillait dans une vieille maison : je me suis approché et ai frappé à la porte. Celle-ci s’est ouverte et refermée aussitôt, mais après quelques secondes, l’habitant m’a laissé rentrer.
« Tu ne peux pas rester là, mon garçon, m’a-t-il indiqué quand je lui ai expliqué d’où je m’étais évadé, car j’ai une femme et 3 enfants », mais après m’avoir offert un bol d’ersatz de café chaud et un morceau de pain, il m’a donné une vieille musette, un bleu et un bonnet… je ressemblais à cette population ouvrière qui partait au boulot.
J’ai pris la route, préférant les chemins tranquilles, ou les bois quand j’en trouvais, et je suis allé à pieds jusqu’à Tôtes, à 30 kilomètres de là, où je me suis rendu à la gendarmerie, dont je connaissais l’adjudant ….je le revois encore, s’arrachant le peu de cheveux qu’il avait : mais qu’est ce qu’on va faire de toi ? Puis, après réflexion, il m’a dit « viens, je t’emmène avec moi à Rouen….mais j’en viens, lui répondis je et j’y suis recherché ! Non, là où nous allons, tu ne seras pas inquiété »…et c’est ainsi que dès le lendemain, j’étais sous l’uniforme d’un gendarme français…
J’aurais pu terminer la guerre dans cette tenue, mais alors que je faisais partie de la police de la route et alors que nous poursuivions une voiture, nous avons heurté violemment un camion qui nous a coupé la route, ce qui m’a valu un mois de coma et une longue hospitalisation.
Décidément, j’ai quand même échappé à la mort à plusieurs reprises…
Lorsque j’ai repris le chemin de la demeure familiale, mes parents avaient quitté le Mont Landrin pour le Hameau de Ormesnil, dans une exploitation un peu plus grande, avec une fermette déjà bien vieille et avec ses dépendances et ses pommiers.
Après la guerre, il a fallu se mettre au boulot, et ce n’était pas encore ce qu’on appellera ensuite les 30 glorieuses : je suis allé faire ce que je savais, travailler dans les fermes, en allant me louer pour les moissons ou les autres gros travaux. L’été, il y avait du travail en quantité, mais l’hiver, il fallait suivre la machine (batteuse), qui marchait avec le moteur du tracteur, et nous étions une équipe de 8 personnes pour nourrir la batteuse, travaillant dans la poussière, liant la paille et transportant le foin dans les fournils, les sacs de blé dans les granges à l’abri des rats et des mulots….le travail était épuisant, mais nous étions jeunes et forts, et puis on était convenablement nourris à la ferme, et enfin, ça payait bien.
Après l’agriculture, je me suis orienté vers le commerce de bestiaux, bœufs et cochons bien sûr, mais aussi les chevaux, où je commençais à être reconnu : il m’a fallu acheter une licence, car le temps où on la donnait était révolu. Il y avait plusieurs marchés aux bestiaux, dont un le mercredi à Bosc le Hard, petit village juste à côté, qui comptait quand même sept bistrots à l’époque, et chacun travaillait…le mercredi était une rude journée pour les participants car les ventes se terminaient autour de quelques verres…pas de contrats à l’époque, mais une bonne poignée de mains.
Il y avait beaucoup moins de voitures après guerre, quand j’étais plus jeune, et les plus aisés avaient une voiture tirée par un cheval. Il n’y avait pas de chevaux de course avant guerre, et il a fallu plusieurs années pour que cette activité se développe.
Les routes n’étaient pas goudronnées, donc très poussiéreuses l’été, et nous devions extraire les cailloux dans les bois, entre Grugny et Clères notamment, pour renforcer ces chemins.
Dans toutes les communes, il y avait plusieurs commerces et bistrots, et aussi des gares multiples, comme à Grugny ou la Houssaye Béranger.
A Frichemesnil, il y avait deux bistrots tenus par Mesdames Marié et Supplie, l’un à la place du restaurant Au Souper Fin, et l’autre juste à côté de l’école. Bien entendu, ces deux bistrots faisaient aussi épicerie, vendaient du tabac, des godasses et même de l’essence dans le premier.
J’ai été conseiller municipal de Frichemesnil pendant plusieurs mandats, et adjoint au maire en fin de parcours : j’ai reçu à ce titre une distinction du préfet de Seine Maritime, et aussi la médaille du mérite agricole.
Nous avons quitté Ormesnil et notre fermette quand les années ont passé, que son entretien devenait difficile, que je n’avais plus besoin de ma piste d’entraînement des chevaux, que nous commencions à être de vrais retraités. Nous sommes alors descendus à Clères, route de Montville à la sortie du village, et je pensais que ce serait notre dernière demeure…mais les soucis de santé de mon épouse, qui commençait à être dépendante et à avoir des difficultés à se déplacer, nous ont obligé à vendre cette maison à étage pour rechercher une nouvelle résidence de plain pied. La maison de Clères s’est vendue en quelques jours, et il a fallu trouver dans l’urgence un nouveau lieu de vie, à Bosc le Hard, dans le centre ville, avec là aussi des dépendances, un jardin et surtout un pigeonnier pour y loger mes pigeons.
A noter que même pendant la longue période où nous habitions Clères, je continuais chaque matin à monter à Bosc le Hard, pour y prendre mon petit déjeuner notamment.
Comment j’organise mes journées aujourd’hui ?
Je vais régulièrement faire mes courses, en me partageant entre les 2 supermarchés de Bosc le Hard, et en conduisant toujours ma 309 Peugeot à 98 ans.
Je suis tous les matins au café bar, où je vais prendre mon café et « touiller » les dominos avec les copains : à ce sujet, j’ai été obligé d’en changer à plusieurs reprises, car les précédents sont tous morts les uns après les autres, étant désormais le doyen du village, à Clères puis aussi à Bosc le Hard.
Les mercredis, une autre tradition, je joue aux cartes avec des copains à la Confiance, autre café restaurant de la commune.
La vie a bien changé depuis 50 ans, et pas toujours dans le bon sens, même si elle est moins dure qu’auparavant : je dois dire que la mienne a été bien remplie, et pleine de bons souvenirs.
Je voudrais ici ouvrir une parenthèse sur nos rapports avec les animaux, y compris quelques uns plutôt « exotiques »….
Vivant dans une ferme, nous avons toujours été entourés de bétail, de chiens et chats, de chevaux bien sûr : j’ai en effet élevé pendant des décennies des chevaux de course, surtout du trot attelé ou monté, et j’emmenais mes juments de reproduction au haras de Bacqueville en Caux où j’essayais de trouver le bon reproducteur : j’allais ensuite avec mes champions monter à Rouen, à Dieppe ou à Caen, et régulièrement à Vincennes….sans doute est ce pour cela que j’ai souvent été consulté dans mon village pour des conseils aux courses !
Nous avons toujours eu des chiens (de chasse) et des chats à Frichemesnil, mais ensuite ils ont tous été écrasés sur la route départementale quand nous habitions à Clères…il faut dire aussi que nous habitions juste en face de la Clèrette, petite rivière qui serpente et où venaient plusieurs oiseaux, surtout des poules d’eau, auxquelles ne résistait pas notre petite chienne de chasse…et les chats, toujours en liberté et parfois amoureux, étaient bien imprudents aussi.
Maintenant que nous finissons nos jours à Bosc le Hard, juste en face de la route principale, je ne veux plus d’animaux si c’est pour avoir du chagrin quand ils disparaissent brutalement.
Un jour de chasse avec les copains, j’ai recueilli un jeune marcassin dont la mère avait été tuée : je l’ai nourri au biberon d’abord, puis comme un cochon traditionnel, et c’était amusant de voir ce gros sanglier me suivre comme un petit chien apprivoisé : nous l’avons gardé plus de 2 ans, mais il a fini par y laisser sa peau (sous les balles d’un autre chasseur qui ne connaissait pas nos rapports ?)
Nous avons aussi recueilli un jeune renardeau, qui s’est pris d’amitié avec notre chien : ces deux là formait une sacrée paire, comme Rox et Rouky dans le célèbre dessin animé. Malheureusement, l’instinct a été le plus fort, et au bout d’un an, le renard a quitté la ferme pour rejoindre la forêt, et sans doute y fonder une famille…mais à plusieurs reprise, je l’ai aperçu le soir qui venait jeter un coup d’œil à la ferme !
A plusieurs reprises, nous avons eu des petits singes, par ma fille aînée qui vivait au Gabon : nous avons toujours aimé ces petits animaux, amusants et très vifs, mais qui supportaient moins bien le froid de l’hiver : l’un d’entre eux montait même à cheval, et tenait compagnie à la jument, qui s’ennuyait de lui…
Enfin, nous avons eu assez longtemps un perroquet à la maison, un gris du Gabon bien sûr, qui parlait, et qui imitait la sonnerie du téléphone.
Aujourd’hui, il ne me reste que mes chers pigeons, qui tournent régulièrement au dessus du village.
[1] Marcel Quesnel