« Je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.1 »
Les interfaces web sont autant d’espaces de mémoire solitaires et mélancoliques où trouvent refuge certaines images transportées ailleurs, hors des salles obscures, affectées dans leur passage d’un support à l’autre, du cinéma à la chambre. Les pratiques écraniques d’Internet, nouveau médium d’agencement de nos relations aux images, engagent la machine et le corps des internautes, ces surfaces traversées sur lesquelles se déposent les traces de ce cinéma d’ordinateur, dont la multimédialité prolonge les gestes expérimentaux. La toile s’emplit d’assemblages textuels, visuels, sonores, enfouis à l’ère de la dispersion, mais renouvelant l’attention fragmentée de celleux qui les trouvent. En 1999, Chris Marker affirmait : « Non seulement le multimédia est un langage entièrement nouveau, mais c’est LE langage que j’attendais depuis que je suis né. J’ai fait du cinéma et de la vidéo faute de mieux.1 ». Ce langage n’est pas seulement informatique, il est poétique et s’épanouit dans les interstices2, ces lieux sans lieu sinon celui du cyberespace. Pour rejoindre les choses, je dois m’avancer.
Entrer dans les images
Pour avancer, il faut entrer dans les images et Chris Marker propose une « Entrée dans la mémoire », la sienne, gravée dans Immemory (1997). Le CD-ROM se déplace format Flash sur le web en 2011 avec gorgomancy.net, ultime Planète Marker où ce dernier fait l’inventaire. Les commandes sont nombreuses : différentes couleurs et formes de curseurs pour indiquer les « zones à cliquer » entre chat et chouette, guerre et musée. Chaque clic éclaire une partie de cette carte qui paraît infinie. Immemory est un labyrinthe mémoriel qui fonctionne en réseau, les bifurcations font émerger du sens. Qu’est-ce qu’une madeleine ? Celle-ci est arborescente, « parfaitement logicielle3 » à l’image du cinéma interconnecté de Marker. Le «electeur-visiteur » y circule à sa guise, faisant l’expérience d’un temps recomposé qui invite à la patience : la lecture comme alternative au spectacle4. L’on prend le temps de manipuler les images qui nous manipulent en retour. L’interactivité est à comprendre dans son sens technique, elle repose sur le flux du code
et élabore nos promenades numériques. En frayant notre chemin un peu plus loin, les vignettes d’Atsuko Uda interpellent. Sur son site, interface d’exposition et de jouabilité, les clics sont hasardeux, l’on survole et fouille les images. Plusieurs typologies d’expérimentations (hands-on movie, web drama, cinepoly, cell drama) rendent visible la syntaxe cinématographique : succession des photogrammes, activation du mouvement, suspens narratif. Par sursauts et vibrations, les plans se découpent, glissent, clignotent, alarment, le contenu déborde, joue avec l’intérieur et les limites du cadre. L’on se heurte aux images qui attendent le curseur pour sortir de leur fixité, leur rencontre poursuit le regard.
Poétique de la dérive
Des boucles aux détours, ces formes issues d’Internet rompent avec la linéarité pour éprouver l’errance. L’écran comme carnet, Uda travaille ses scènes du quotidien pixelisées, la chambre dans la chambre, à la recherche d’une pomme ou d’un CD, s’amusant de la répétition de l’ennui. Retour à l’annotation et au bestiaire. L’interface web devient un lieu de réorganisation. Jonas Mekas s’en saisit lui aussi avec son 365 Day Project (2007). Agencement de régimes d’images hétérogènes dans une logique à la fois diaristique et fragmentaire, l’œuvre, disponible en ligne, prend la forme d’un journal filmé de l’année 2007, avec un calendrier et une vidéo par jour. L’apparente régularité de l’interface n’abolit pas le désordre. Il se loge ailleurs, dans les montages de souvenirs et les superpositions des temporalités. Jour d’octobre en janvier, de la pellicule à la DV, l’espace-temps est distordu. Cinéma, littérature, musique, poésie s’interpénètrent : dans l’entre-images, la lecture comme dérive. Les fragments, dans une logique de l’affleurement et sous ton de spirales, refont le souvenir, repoussent l’oubli. Immémoire.
Devenir fantôme
Sans cesse, oscillant entre présence et absence, les images portent en elles une dimension spectrale. Elles surgissent comme des fantômes. La « spiritualité essentiellement fantomale, fantasmatique et artificielle, de la technologie5 » ne réside pas seulement dans ce qu’elles montrent, mais dans l’espace mental qu’elles convoquent. Remplaçant la surface de projection, elles récoltent nos affects et nos manques. La discontinuité du montage associée à la logique d’attente qu’elle met en jeu active un imaginaire latent chez l’internaute. Sans repères stables, l’espace est flottant, le média numérique un médium. L’image discrète convoque des textures lacunaires, des formes d’apparition mystiques.
Ce qui persiste du cinéma à l’ère numérique sont ces images spectralisées et virtualisées qui survivent alors que le passé se réactive au présent, celui qui est déjà mort. Habiter Internet c’est se laisser hanter. Dans l’interstice, par l’activation et l’interprétation, par la lecture et la déambulation, un détournement de la consommation est possible. Dans l’intervalle d’Internet se trouvent les nouveaux lieux du montage, là où se reconfigurent nos rapports à l’image-temps.
Notes
1 Foucault Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Éditions Lignes, 2019 p. 13.
2 Entretien de Chris Marker accordé à Libération le 08/01/1999.
3 Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, les presses du réel, 1998 : « Ce terme d’interstice fut utilisé́ par Karl Marx pour qualifier des communautés d’échanges échappant au cadre de l’économie capitaliste, car soustraites à la loi du profit [...]. L’interstice est un espace de relations humaines qui, tout en s’insérant plus ou moins harmonieusement et ouvertement dans le système global, suggère d’autres possibilités d’échanges que celles qui sont en vigueur dans ce système. » p.14.
4 Marker Chris, Livret du CD-ROM Immemory, 1998.
5 Boissier Jean-Louis, « Artifices 1 – Vidéodisques interactifs »,
https://artsplastiques.univ-paris8.fr/arplafr/www.ciren.org/artifice/artifices_1/boissier.html.
6 Stiegler Bernard, L’image discrète in Échographies de la télévision. Entretiens filmés, Édition Galilée, collection Débats, 1996, p.178.