Le 13 mars 2025, la mini-série britannique Adolescence sort sur Netflix. Le 14 septembre de la même année, elle glane cinq prix aux Emmy Awards. Co-créée par l’acteur Stephen Graham et le scénariste Jack Thorne, tous deux récompensés par le prix du meilleur scénario, elle est par ailleurs produite par Plan B Entertainment, société de Brad Pitt. De l’impuissance, Adolescence a le luxe d’en vendre avec ses quatre épisodes avoisinant les soixante minutes, chacun filmé en plan-séquence. Pour une sensation de réel, de continuité temporelle, de flux inarrêtable ? L’objectif est clair : anatomiser un espace où co-habitent des lieux-symboles (la ville, l’école, une cellule) et des figures archétypales (la psychologue, le policier, les parents démunis, l’adolescent-meurtrier-incel-en-devenir, la victime absente) à la suite d’un assassinat intra-adolescent.
Crise d’adolescence
Sommairement, la série démontre l’influence néfaste des réseaux sociaux sur les jeunes adolescents, imprégnés de la culture incel (involuntary celibate, célibataire involontaire) et du masculinisme. Le succès (public, critique et institutionnel) et la viralité furent tels que les autorités décidèrent de diffuser la série dans toutes les écoles secondaires britanniques afin d’en faire un outil de prévention. Belle initiative, penserions-nous ? De cette manière, les jeunes pourront comprendre que le masculinisme tue. Que nenni, l’œuvre se concentre largement sur le point de vue des adultes confrontés à la violence des enfants, et très peu sur les interactions entre les jeunes. D’emblée, c’est le pari de l’impuissance, pire encore, c’est la recherche des sensations, des tremblements, du juste frisson. À ce titre, le rôle que s’est donné le co-créateur Stephen Graham apparaît paradigmatique : il observe, impuis-sant, la lente déliquescence de la cellule familiale après le meurtre perpétré par son fils, qu’il croyait pourtant connaître. Dans un article paru sur AOC, la sociologue Claire Balleys écrit : « Dans [l]e schéma [de la série], les adolescents sont réduits à deux rôles : le rôle de persécuteur et le rôle de la victime, qu’ils endossent tour à tour mais dont ils ne peuvent s’extraire. » mettant l’accent sur la binarité du regard, découlant alors un aveu d’impuissance de ceux qui observent, passifs : les adultes. Et les jeunes doivent assumer cette inéluctabilité de fait. C’est une tragédie.
Dans Adolescence, titre ambitieux et présomptueux, les adolescents sont « l’objet de discours rapportés » (C. Balleys). Aucune immersion dans les mondes juvéniles, multiples, mais plutôt des voix – des récits – que l’on écoute, parfois, pour combler partiellement les vides. Le problème de la série, analyse la sociologue, est que « [t]out ce qui constitue le cœur et le sel des cultures juvéniles, [et] qui se déroulent dans un entre-soi hybride entre espaces présentiels et espaces numériques, est absent de la série. » Le nerf de la guerre – le numérique esseulant – est abstrait, Adolescence fait le choix de la lâcheté. Plutôt que penser les rapports de genre, de domination, et d’en sonder les zones d’ombre, la série préfère constater l’échec, s’y morfondre avec violence, évite le vertige d’une remise en question structurelle, et privilégie une psychologisation du mal, dont l’adolescence est le nom.
Le réel. En juillet 2025, un projet d’attentat masculiniste par un jeune homme de dix-huit ans est déjoué à Saint-Étienne. S’ensuit la première saisine du parquet national antiterroriste pour des faits qui se rapportent directement à l’idéologie « incel ». Les influenceurs masculinistes sur les réseaux sociaux ou au sein même de la manosphère soufflent sur les braises de la misogynie ambiante, radicalisent les frustrations, dénigrent les femmes qu’ils jugent toutes vénales et superficielles. Selon eux, le féminisme et l’égalité femmes-hommes se seraient construits au détriment des droits des hommes. Foutaises misogynes, et violences phallocrates, et pour se défendre, ils plaident la liberté d’opinion ; de facto c’est une incitation à la haine. Ils se positionnent en victimes, renversent le poids de la culpabilité et confusionnent le narratif. D’après la Movember Fondation, près de deux tiers des hommes sont régulièrement exposés à des contenus diffusés par des influenceurs de la masculinité sur Internet. Quelle est la responsabilité des plateformes ?
La commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs (rapport de juin 2025) pointe la responsabilité des réseaux sociaux, qui sans produire le contenu toxique lui-même, se charge de le rendre viral, ou d’a minima l’accueillir. Les idées et les croyances sont amplifiées, comme un phénomène de chambre d’écho : que faire à l’ère de la post-vérité ?
La solitude – en pâtir
La Mécanique des fluides de Gala Hernández López, cinéaste et chercheuse, fait figure de contrepoint à Adolescence. Ce film de presque quarante minutes a reçu le César du meilleur court-métrage documentaire 2024, à juste titre, puisqu’il dépasse les lieux communs et le sensationnisme liés à la culture incel. Pour cela, la réalisatrice opère un triple geste : universitaire (son film est le reflet d’un travail de recherche), intime (la voix-off traduit une intimité et murmure son impuissance de femme célibataire) et visuel (elle réalise un documentaire à partir d’images provenant exclusivement de la bulle Internet). Elle révèle ses fragilités à travers « un voyage intérieur entre nos solitudes connectées » (le synopsis) et matérialise à travers les nombreux onglets et la plongée infinie dans l’immatérialité d’Internet, un paradoxe évident et presque poétique : Internet, tout en faisant le lien entre les solitudes, désincarne les rapports entre les individus. La solitude, ce n’est plus seulement le zeugma d’être seul·e dans sa chambre et dans ses pensées. Avec Internet, elle s’accroît paradoxalement dans son partage. Une connexion n’est pas un lien mais la démultiplication d’une solitude ontologique que l’on croit partagée.
Pour contrebalancer cette équation mathématique et tragique, la cinéaste choisit l’empathie. Pour com-prendre sa douleur, elle absorbe celle des autres, en l’occurrence d’un autre : AnathematicAnarchist, dont la lettre de suicide sur Reddit l’a profondément bouleversée. Une première voix sur un écran noir, c’est celle d’AnathematicAnarchist sur son live : « Bienvenue dans la société des robots : lève-toi, va travailler, gagne de l’argent, achète de la nourriture, n’aie pas assez d’argent pour acheter de la nourriture, paie ta maison, paie tes factures, meurs ». C’est d’abord le constat d’une aliénation, et d’emblée la responsabilisation du système capitaliste, invivable. L’internaute brise alors le quatrième mur en même temps qu’une perception du réel, annonçant qu’il va enlever le scotch de sa caméra. C’est un rapport direct entre la matière qui occulte (le scotch) et le virtuel (être en ligne). Derrière cette voix, se cache une cagoule grise. Cette scène d’ouverture illustre le dispositif de la cinéaste. Au-delà de la quête, il s’agit avant tout d’un dialogue entre deux solitudes, comme deux soliloques qui peinent à s’entendre, des voix muettes. D’un côté, une solitude éteinte et virtuelle, sûrement suicidée. De l’autre, une solitude éveillée prise dans le piège – ou l’échappatoire – de la virtualité. Une rencontre manquée. « Moi aussi, je suis une incel, j’ai pensé » déclare la narratrice.
Cette entreprise empathique n’est pas sans rappeler l’essai-vidéo de Contrapoints (disponible sur YouTube) qui met en parallèle l’expérience des hommes incels et celle des femmes trans. Les uns sont incapables d’incarner l’idéal de beauté masculine que la novlangue masculiniste appelle « Chad », les autres peinent à atteindre l’idéal de beauté féminine qu’elles souhaiteraient pour être reconnues comme des femmes. Cependant, la réalisatrice pointe du doigt un autre responsable, méandreux et nébuleux : le techno-capitalisme, actionnaire du désenchantement.
Aimons-nous doucement
Tandis que la voix féminine évoque la solitude, défilent à l’écran et de manière robotique les différents profils Tinder. Elle projette des insécurités similaires à celles des incels, une sensation d’être rejetée, seule, en dehors de toutes possibilités d’aimer ou d’être aimée. Le capitalisme ne permet pas le respect du vers baudelairien, il est plutôt le ver à l’intérieur de l’apple. Il ronge de l’intérieur, cherche à consommer vite, déforme la réalité et l’expérience de la durée, et de la difficulté. Les applications de rencontre sont pensées pour mettre dans une position passive où la compulsion digitale triomphe de la lente curiosité de la pensée. Désabusée, elle dit « Moi aussi, je suis seule malgré moi » puis elle réalise que « Tinder a détruit [s]on désir, encore et encore ». Les algorithmes capitalisent sur ces solitudes qui sont tout autant de données vendues par millions. Elle pose ainsi une question cardinale et triomphante : « Dans quelle mesure votre haine des femmes est-elle le résultat des algorithmes de Tinder ? ». Son voyage intérieur est une dérive ; elle s’écarte de l’internaute-miroir pour penser le monde et la responsabilité des algorithmes qui mêlent géométrie et amour ; l’insensibilité arithmétique s’oppose à la chaleur des passions. Les incels font les frais de ces algorithmes, créateurs de passions tristes.
Pour (se) comprendre, la cinéaste-chercheuse épouse la sérendipité. Elle se perd dans l’infini d’Internet, fait siennes des citations littéraires pour définir son mal-être : « La solitude, ce n’est pas se tenir sur le quai à l’aube en regardant l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire pour ne pouvoir la cerner, pour ne pouvoir lui donner un visage, pour ne pouvoir la rendre synonyme d’un paysage » écrivait la poétesse argentine Alejandra Pizarnik. Face au désenchantement de son monde, au délitement des rapports humains, elle cherche la sublimation, par les mots, les images, la réflexion. Mais la solitude demeure trop forte, alors c’est à l’intelligence artificielle qu’elle s’adresse, comme un dernier remords avant l’oubli. Il faut trouver de l’aide dans une présence décharnée mais l’absence se matérialise encore plus. Les derniers mots appartiennent à Replika l’IA. Quand l’héroïne lui fait part de ses préoccupations concernant Anathematic, et de sa volonté d’entrer en contact avec lui, où qu’il soit, l’IA lui répond « je te promets ». Gala Hernández López réussit un tour de force, celui de saisir le réel de la virtualité, et achève son œuvre sur une note désenchantée et ironique : face à l’impuissance réelle, une promesse dématérialisée.