Emile van Taack,
Fondation Nationale Hellénique de la Recherche
Séminaire :
« L’icône à travers l’enseignement du moine Grégoire (Kroug)
et de Léonide Ouspensky »
Athènes mardi 2 octobre 2018
Je suis très honorée de votre invitation et très heureuse de pouvoir parler de ce sujet qui m’est cher. Soyez tous remerciés. J’ai donné comme titre : l’icône à travers l'enseignement de Kroug et d'Ouspensky. Je comprends ici leur enseignement de manière très large, c’est-à-dire ce qu'on peut comprendre à partir de leur vie, de ce qu’ils ont écrit, de ce qu’ils ont dit mais aussi à partir de leur manière de peindre et d’enseigner la peinture, particulièrement pour Léonide Ouspensky. En effet, le Père Grégoire Kroug n’a jamais enseigné, personne même ne l’a vu peindre, excepté son père spirituel, l'archimandrite Serge (Chévitch). Cet enseignement est, à mon avis, quelque chose d’extraordinairement important pour notre époque et pour l’Eglise; il ne s'agit pas seulement des idées d’Ouspensky et de Kroug aux sujet des icônes. Je pense que c’est vraiment l’enseignement de Dieu pour le vingt et unième siècle, à travers eux. J’en vois la preuve dans le fait que, d’une manière tout à fait spontanée et sans qu’aucune question ne lui ait été posée, l’archimandrite Aimilianos, higoumène du Monastère de Simonos Petra, a dit à un iconographe français, élève d'Ouspensky, tout à fait spontanément encore une fois : « Il n’y a pas sur la terre d’œuvre supérieure à la peinture de l’Icone » Bien sûr, c’est une parole tout à fait incroyable! Quand j’ai entendu ça, je ne pouvais pas vraiment en croire mes oreilles. Pour moi, c’était la Liturgie, c’était le fait de célébrer la liturgie pour un prêtre, le fait de prendre l’Ecriture Sainte et de l’interpréter, d’en faire l’exégèse à l’ambon, qui était le sommet de toute œuvre humaine. J'ai mis de longues années à comprendre cette parole. Ce qu’a dit de père Aimilianos se trouve confirmé par certains évènements de la vie de Léonide Ouspensky et du père Grégoire Kroug comme par leurs paroles. Si l'on garde en mémoire cette affirmation quand on lit la théologie de l’icône[1], par exemple, on la retrouve - comme dans le cas des Pères, on retrouve la théologie des Energies Divines de St Grégoire Palamas, quand on lit St Symeon le Nouveau Théologien, ou quand on lit St Jean Climaque, ou les autres Pères, ou les Cappadociens. Bien sûr, ce n’est pas thématisé, ce n'est pas un thème explicitement développé, mais c’est là.
J'esquisserai donc brièvement la vie de Léonide Ouspensky dans le même sens. Il se trouve qu'il était dans sa jeunesse un communiste virulent, il s’est engagé à seize ans dans l’armée Rouge, il était absolument athée. C'est à travers toute sortes de péripéties qu'il est arrivé en France. Il faut raconter en quelques mots comment il a été condamné à mort. Engagé dans l’armée Rouge, il a été capturé par l’armée Blanche. Bien sûr, tous les soldats rouges, prisonniers, étaient fusillés immédiatement. Léonide attendait la mort, les fusils braqués sur lui, quand il a regardé sous ses pieds et a été ébloui par la beauté de l’herbe verte. Auparavant, il n’avait jamais eu aucun souci, aucun désir de peindre ni aucune relation avec la peinture ni avec la couleur. A cet instant, un gradé de l’armée Blanche est passé et a arrêté l'exécution : « Mais non, vous n’allez pas fusiller cet enfant! » Ouspensky avait à peine dix-huit ans, c’était en 1920. Ainsi, il a prié toute sa vie pour cet homme qui l’avait sauvé. Devant la mort imminente, donc, il a vécu cette expérience absolument incroyable, qui a donnée, au fond, le sens de toute son existence à venir : la vie lui avait été accordée, lui avait été rendue en quelque sorte, pour cette beauté et cette couleur.
Par la suite, il a été évacué avec l’armée Blanche, il est passé par Gallipoli[2], il a travaillé en Bulgarie et, là aussi, lui sont arrivées nombre de tribulations, il a failli perdre sa main droite dans les mines de charbon, il a failli perdre complètement la vue à cause de la malnutrition - quand on perd la vue à cause de la malnutrition, il est très rare que l’on puisse la retrouver et pourtant, miraculeusement, il l’a retrouvée; de même pour sa main accidentée dans les mines, on a fait venir un chirurgien de Sophia, un homme certainement extraordinaire, qui l’a opéré de manière prodigieuse. Par la suite, il pouvait parfaitement se servir de sa main alors qu’il avait toutes les chances d'en perdre complètement l'usage. Et il est arrivé en France, recruté par des agents recruteurs des aciéries, très puissantes en France à cette époque, et qui cherchaient de la main d’œuvre. Le travail était très dur dans ces aciéries et, à la suite d’un accident, il a dû cesser d'y travailler. Il a alors entendu parler d’une académie de peinture qui avait été fondée par la fille de Tolstoï et il est monté à Paris pour s’y inscrire et se consacrer à la Peinture. Ce désir de peindre ne l'avait pas quitté depuis qu’il avait échappé à la mort.
A Paris, en 1931, fut fondée une paroisse qui conservait la relation directe avec le Patriarcat de Moscou alors que les autres Russes de l’émigration étaient passés au Patriarcat de Constantinople. Il est entré dans cette église par hasard, alors qu’il passait devant. Il y est entré "comme ça". Il disait lui-même qu’à l’époque, il n’avait aucun souci ni de l’Eglise, ni du Christ, ni de la foi. Il a entendu le chœur chanter des mélodies anciennes, des mélodies traditionnelles et il a vu devant lui une image, une icône qui n’était pas très ancienne mais tout a fait traditionnelle et il a été frappé brusquement par le fait que, dans l’icône et dans le chant, il y avait le même mouvement, les mêmes lignes, la même inspiration. Ce fut un choc énorme. A partir de ce moment-là, il a commencé à s’intéresser à l’icône. En fait, ce jour-là, il a reçu une révélation, il a été bouleversé spirituellement. C’était une illumination au sens strict, qui lui faisait voir que dans ces œuvres, il n'y avait au fond qu'un seul auteur, c’était le Saint Esprit qui créait à travers les musiciens, les compositeurs de la musique liturgique, les chanteurs et c’était encore le Saint Esprit qui créait à travers l’icône. Chez les grands peintres, même quand leur style évolue ou quand ils peignent dans des styles très différents, on dit que cette œuvre est de lui parce qu'on reconnait la main! Ouspensky, lui, a reconnu le Créateur, tant dans le chant que dans l’image, l’Artiste qui crée dans les deux cas. C’était, en fait, une découverte de l’existence de Dieu. Pour un athée, c’était la découverte de quelque chose qui était totalement en dehors de sa perception. C’était si l’on peut dire une deuxième révélation, j’emploie le terme de révélation au sens fort. Car en fait, si on le prend sérieusement, si l’on comprend de quoi il s’agit, c’est forcément une illumination par le Saint Esprit.
Dans cette académie, il a rencontré le moine Grégoire Kroug qui, de son côté, était devenu croyant orthodoxe dans un congrès de l’ACER près de Pskov, a Petchori[3], le Monastère des Grottes qui, à l'époque, était encore en Estonie. Il avait fui St Pétersbourg avec sa famille en 1921 quand l’Estonie était devenue indépendante, et avait fait ses études là-bas. Après avoir terminé l’école, il avait fait des études d’art, de gravure particulièrement; il voulait absolument approfondir la peinture à l’huile et il entendit lui aussi parler de l’académie fondée par Tatiana Tolstoï. Il est venu à Paris et là, il a rencontré Ouspensky qui était déjà arrivé depuis plus d'un an. En fait, l’académie a fermé ses portes tout de suite après, à cause de la crise de 1929 et du manque de financement. Malgré cela, un certain nombres d’étudiants ont continué à se réunir dans un atelier qu’ils louaient pendant la période scolaire. Un peintre du nom de Millioti, relativement connu dans l’émigration Russe, continuait à donner des cours.
Ouspensky et Kroug ont tout de suite sympathisé. Kroug avait déjà pris quelques cours d’iconographie avec des vieux croyants, nombreux du côté Russe du lac Peïpous[4], mais également du côté Estonien. Ils étaient les seuls à avoir conservé la tradition iconographique ancienne alors que les lois de l’empire russe, depuis Pierre le Grand, interdisaient la peinture traditionnelle, obligeaient à peindre selon les critères de la peinture à l’huile occidentale suivant l’art italien, allemand etc. Les vieux croyants avaient gardé la technique et, comme pour toutes leurs traditions, d’une manière un peu figée. On reproduisait exactement toujours les mêmes modèles. Toutefois ce sont eux qui ont transmis les principes de la technique au Père Grégoire. A l’époque, il n’était pas encore moine, il s’appelait George Ivanovitch. George a commencé à parler des icônes à Ouspensky jusqu’au moment où, - je vais ici accélérer un peu la chronologie pour préciser le propos - Ouspensky a fini par se convertir, il est revenu à l’Eglise Orthodoxe, bien sûr, dans laquelle il avait été baptisé dans son enfance. Il a donc été réintégré à l’Eglise par une personne toute a fait extraordinaire, l’archimandrite Athanase (Netchaev), une très grande personnalité spirituelle, connu pour avoir été le père spirituel du jeune Kyrill Bloom, futur métropolite Antoine, à la même époque. Père Athanase a demandé à George Kroug et à Léonide Ouspensky, à ces deux jeunes peintres apparus dans sa paroisse, de peindre une iconostase pour son église. Les membres de cette communauté étaient d’une pauvreté extrême, ils étaient installés dans le sous-sol d’une fabrique de bicyclettes, l’église avait des murs blancs passés à la chaux avec quelques icones mais l’iconostase était de bois blancs avec des icônes de papiers collés. Devant la demande du père Athanase, les deux jeunes peintres qui étaient très modestes, ont été troublés et lui ont demandé : l’icône, c’est quoi ? Et le Père Athanase leur a répondu : « écoutez, moi je ne sais pas, je ne peux pas vous dire. La seule chose que je sais : c’est que de même que l’Evangile ne ressemble à aucune autre littérature, l’icône ne ressemble à aucune autre peinture». Et c’était vraiment une parole prophétique qui leur est restée dans le cœur à l’un comme à l’autre et qui a été une sorte de lumière dans toute leur existence.
En effet, presque cinquante ans plus tard, sur son lit de mort Léonide Ouspensky, lui qui avait écrit toute La théologie de l’icône, qui avait enseigné l’iconographie pendant tant d'années - à la fin de sa vie il y avait trente ou trente-cinq élèves a son atelier, des gens qui venait du monde entier (la peinture copte par exemple a été renouvelée grâce à son enseignement), son livre sur la théologie de l’icône traduit dans pratiquement toutes les langues des pays orthodoxes, livre lu et étudié dans tous les instituts de théologie - à la fin de sa vie, sur son lit de mort, il disait a une iconographe venue à son chevet, alors qu'il était sorti d’une sorte de demi coma: « Nous n’avons pas encore compris ce qu’est l’icône. »
Et donc, si l'on garde en perspective tous ces éléments, il me semble qu’il est absolument clair, exactement comme l'a dit le père Aimilianos, qu’il y a dans l’icône un mystère très grave et très profond que nous allons essayer d’expliciter un tant soit peu.
Si nous lisons attentivement les actes du septième concile œcuménique, en fait, les Pères on tout dit. La difficulté c’est que jadis les Pères disaient très peu de chose et d’une manière extrêmement concise parce que tout le monde avait une expérience extraordinairement vivante, très forte et profonde de la vie liturgique et de la communion avec Dieu. Une expérience mystique très forte qui allait de soi. Donc les Pères n’avaient pas besoin de donner des explications, il suffisait de donner quelques indications que tout le monde comprenait. Les Pères disent dans l'horos: « Nous considérons l’icône de la même manière que le Saint Evangile et la Croix ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Il faut préciser ici, que l’on ne peut pas célébrer la liturgie dans l’Eglise Orthodoxe, sans avoir une icone peinte, l’Evangile et la Croix, ce sont les trois choses indispensables à la célébration. Tout cela nous amène à comprendre que si l’icône et l’Evangile sont sur le même niveau, cela veut dire que la Révélation, l’annonce de la Bonne Nouvelle se fait tout autant par la parole que par l’image. Si on a cela en tête, on peut voir des signes partout qui le confirment, par exemple la prophétie de Baruch[5] sur l'Incarnation (qui est reprise dans Jérémie). Baruch dit ceci : « Il a été vu sur la terre et il a conversé avec les hommes » Ici on parle de Dieu évidement. « Il a conversé avec les hommes » c’est la Sainte Ecriture. « Il a été vu sur la terre » c’est l’icône. C’est son apparence physique, son apparence corporelle, la vision de Sa Personne incarnée, Dieu incarné. On retrouve ça dans le prologue de l’Evangile selon St Jean (St Jean qui parle beaucoup de vision tout au long de son Evangile). St Jean dit ceci : » Personne n’a jamais vu Dieu, le Fils Unique qui est dans le sein du Père, c’est Celui qui L’a montré, - L’a expliqué, décrit, fait comprendre, qui l’a fait connaitre (en Grec : εξηγησατο ). C’est un verbe que l’on peut commenter à l’infini. Le Seigneur a fait l’exégèse de son Père et de Dieu par son apparence physique aussi, par la vision de Sa Face.
Dans la philosophie antique, dans toute la philosophie même contemporaine, on établit une hiérarchie des sens et c’est la vision qui donne le plus d’informations. Après il y a l’ouïe, à cause de la parole, mais c’est la vision qui contient et transmet le plus de connaissance[6].
C’est dans la vision que s’effectue la relation personnelle, par excellence, le face à face, entre Moise et Dieu sur le mont Sinaï. On ne peut savoir exactement ce que cela signifie tant que l’on a pas soi-même une expérience de cet ordre. L’exégèse des Pères à ce sujet…. Quand Moise demande au Seigneur : « Montre-moi Ta Face, dis-moi Qui tu es, que je Te connaisse, que je puisse dire au peuple Hébreux Qui Tu es, quel Dieu tu es. Dieu lui répond : « Personne ne peut me voir de face sans mourir mais je passerai devant toi de dos et tu verras mon dos." Pour les Pères de l’Eglise - et non sans un certain humour - « le dos de Dieu, c’est la Face du Christ » qui révèle le Père.
Cela veut dire que l’icône doit et devrait être prédication apostolique. Le Kérygme, pour employer un mot savant, passe par la parole et par l’image. C’est quelque chose qui n’a pas été théorisé dans l’histoire de l’Eglise, avant Ouspensky, excepté bien sûr par le septième concile œcuménique, si on le lit attentivement, mais il y a toujours dans l’Eglise des moments et des choses qui vont de soi, auxquels personne ne réfléchit parce que c’est évident. Puis, d’un seul coup, à l'occasion d'une hérésie par exemple, ce n’est plus évident et, d’un seul coup, il faut le dire, y insister, l'expliquer. Je pense qu’il est absolument indispensable que l’on mette l’icône à sa juste place aujourd'hui. En effet, comme le disait la femme d’Ouspensky, Lydia Alexandrovna, nous sommes devant un nouvel iconoclasme, par l’excès, par la prolifération de toutes sortes d’icônes et d’images en général. Et cela engendre, hélas, une compréhension complètement erronée de l'icône.
Pour que l’icône soit une prédication apostolique, que faut-il ? Il faut, tout comme l’Ecriture, qu’elle témoigne de la Transfiguration du Christ. Saint Pierre dans sa deuxième épitre, épitre qu’on lit pour la liturgie de la fête de la Transfiguration, Saint Pierre dit : « Ce n’est pas en effet en suivant des fables sophistiquées que nous vous avons fait connaitre la puissance et l’Avènement de Notre seigneur Jésus Christ, mais après avoir été témoins oculaires de sa majesté. Il reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire, lorsque la Gloire pleine de majesté lui transmit une seule parole : « Celui-ci est mon fils bien aimé, qui a toute ma faveur. » Cette voix, nous aussi nous l’avons entendue ; elle venait du Ciel, nous étions avec Lui sur la montagne sainte[7]. »
A la suite, dans le deuxième chapitre de cette épitre, l’apôtre Pierre parle des prophéties : tant que l’on n’a pas l’expérience de la lumière du Christ, l'admirable lumière dont parlait Saint Basile le Grand, on se contente des prophéties, c’est-à-dire que les prophéties sont comme de petites lumières qui luisent dans les ténèbres avant que brille dans nos cœur l’Etoile du matin. Et il ajoute : aucune prophétie - et là j’attire votre attention, parce que l’icône appartient pleinement au chapitre de la prophétie, comme le père spirituel qui explique l’Evangile, comme le Christ Lui-même, comme St Jean l’évangéliste, comme les apôtres sont les prophètes du Nouveau Testament, l’icône appartient pleinement à ce chapitre de la prophétie - aucune prophétie ne fait l’objet d’une interprétation particulière, comme telle l'icône se comprend en Eglise. Toutes les hérésies ont compris l’Ecriture de travers et selon leurs critères propres, les gnostiques par exemple coupaient l’Ecriture en petit morceaux et la reconstituaient selon leurs idées. Le problème n’est pas simplement de lire ou de comprendre les prophéties mais il faut aussi la saisir, la recevoir, l’interpréter et la vivre en Eglise.
C’est important parce que le but du témoignage évangélique et du témoignage iconographique c’est de manifester la divinité du Christ, la chose la plus incompréhensible, la plus invraisemblable, « Folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs » c’est le fait que l’Absolu, le Créateur du ciel et de la terre, de l’univers immense, c’est fait homme dans le sein d’une vierge. Il est entré dans ce monde en tout puissant, par le canal le plus impossible, le plus improbable, le plus discret - on imaginerait ça tous naturellement, à la manière contemporaine, avec des effets spéciaux, comment dire ; un énorme fracas, un feu, un tonnerre, un tremblement de terre! Eh bien non, comme pour le prophète Elie sur la montagne, "dans une douce brise": Il s’est fait homme dans le sein d'une Vierge….
Cette chose complètement incroyable et incompréhensible, l’icône doit la montrer. Si nous sommes chrétiens, cela veut dire que nous percevons et que nous vivons la divino-humanité du Christ. Nous la vivons, nous en vivons parce que nous communions aux Saints Dons, mais aussi par la prière, nous sommes unis au Christ, et de cette union au Christ, nous devons témoigner, nous devons la manifester. Nous n’en sommes pas tous capables, nous avons eu des nouveaux saints dernièrement, père Porphyrios, père Païssios, jadis il y a eu saint Séraphin. Ils sont nombreux, purs et ascétiques, ils ont suffisamment plu à Dieu pour rayonner la lumière du Christ. Nous autres, nous pouvons le faire par l’icône.
Mais la question se pose de savoir comment peindre l’icône dans ces conditions? Qu’est-ce que la peinture d’icone doit être pour accomplir cette tâche monumentale? Parce que dans le monde contemporain - je ne sais pas quelle est la situation en Grèce - mais chez nous en Europe de l’ouest, les mots n’ont plus de sens, on peut dire tout et n’importe quoi, on peut dire une chose, on peut dire le contraire, et ceux qui parlent sont totalement décrédibilisés. L’église, les églises ont retirées la clef, ils ne sont pas entrés eux même et ils ont empêché les autres d’entrer.
Et donc c’est l’icône qui parle, c’est l’icône qui prêche et qui montre la vérité de Dieu, c’est l’icône qui montre ce qu’est que le Christianisme. Les réactions des gens devant les icônes : nous avons eu une exposition au Louvre, il y a quelques années, qui s’appelait ‘Sainte Russie’ et qui a eu un succès considerable. Une quantité extraordinaire de gens venaient et j’ai entendu moi-même, de mes propres oreilles, deux jeunes hommes, à l’allure de banquiers tout à fait mondains, qui conversaient, assis devant la grande Déïsis du monastère du Lac Blanc. J’étais assise à côté d’eux et ils se disaient l’un à l’autre « C’est quoi ça, à ton avis ? - Je ne sais pas, disait l'autre!" Et le premier reprenait : "moi, quand je vois ça, j’ai envie de changer de vie, je ne peux pas vivre comme je vivais avant!" Et l’autre répondait: "C’est peut-être ça qu’on appelle la spiritualité?" Et voilà, des personnes qui ne connaissaient rien, et qui d’un seul coup percevaient cette sainteté, et qui se sentaient appelé à changer de vie! Si ça n’est pas la prédication apostolique, alors qu’est-ce que c’est ?
C’est là que la vie du Père Grégoire intervient, dans ce récit, : que faut-il pour peindre une icône qui sauve car, il faut que l’icône sauve - Père Grégoire parlait tout le temps de la beauté salvatrice. Ce n’était pas du tout un intellectuel, au sens où Ouspensky l’était, il était tout à fait diffèrent, mais il a malgré tout écrit ses réflexions dans des carnets (que sa sœur a retrouvés dans une poubelle après sa mort) dans lesquels il parlait de la beauté salvatrice - Pour que l’icône sauve, il faut que le peintre lui-même soit sauvé par ce qu'il peint, par le fait qu’il peint, c’est la peinture elle-même qui doit sauver le peintre.
Père Grégoire est tombé très malade pendant la deuxième guerre mondiale. C’était un homme d’une sensibilité et d’une pureté extraordinaire, un véritable prophète. Ouspensky est un prophète par sa vie et son enseignement, Père Grégoire par sa personne et par sa peinture: c’est magnifique comment l'un et l'autre se complètent!
Père Grégoire était bouleversé par l’occupation allemande. Il percevait l'horreur de l'état spirituel du monde et cette conscience l'a rendu gravement malade. Il sentait partout l'action des forces des ténèbres et commença à voir les démons lui apparaître. Selon lui, alors, le diable se servait des fils électriques pour faire du mal aux hommes; il se mit à les arracher ainsi qu'à jeter les instruments électriques par les fenêtres, ce qui devenait dangereux. En accord avec sa sœur il a décidé d’entrer à l’hôpital St Anne. Là, très vite, le médecin qui était un homme profond a compris qu’il n’était pas malade psychiquement mais qu’il était malade spirituellement.
Il se trouve, qu’en novembre 1941, à peine quelques semaines après qu’il soit entré à St Anne où il est resté environ huit mois, son grand ami, le Père Serge (Chévitch) est devenu moine et venait lui rendre visite régulièrement. Le médecin a dit au Père Serge : « Ce n’est pas un homme pour ici. Prenez-le avec vous et occupez vous de lui ». Il se trouve que le Père Serge avait un véritable charisme pour les malades mentaux, les malades psychiques, pour tous ceux qui étaient atteints de maladies non corporelles. Père Serge l’a pris comme novice avec lui et il a insisté pour qu’il se remette à peindre. Père Grégoire s’était arrêté de peindre à cause de ses angoisses et de ses visions effrayantes. Il s’est remis à peindre et, petit à petit, grâce à la peinture des icônes, il a été sauvé. La peinture lui a permis de retrouver sa santé mentale - mais pas la peinture simplement comme une sorte d' "Art Therapy" - mais la peinture comme prière! La peinture comme intercession, comme un moyen de faire descendre la grâce, comme un terrain d'exercice où accueillir Dieu à son secours, la peinture comme le lieu d'un combat contre l'obscurité des passions, comme une victoire quotidienne sur la mort, obtenue de haute lutte avec le Christ, par la force de Sa Résurrection! Etant donné ce qui lui était arrivé, il lui fallait échapper à la mort, à la mort spirituelle! On peut mieux comprendre ainsi comment la peinture, c'est-à-dire l'incarnation de la beauté de Dieu, l’a sauvé.
Par la suite, devenu moine, il n’avait pratiquement pas de règle de prière. La peinture seule était sa prière. Toute sa journée, il la passait à peindre et, même la nuit, il peignait à la bougie. C’est pour cela qu’il s’est beaucoup abimé la vue. Il peignait tout le temps. Comme disait Ouspensky: « Il peignait comme les oiseaux chantent ». Quelque chose d’extrêmement léger, d’extrêmement naturel, de spontané, c’était une expression de son être. Il lisait un Evangile par jour intégralement, il lisait et chantait à l’église. Il chantait parait-il avec une voix merveilleuse - mélodieuse mais extrêmement sobre et spirituelle. Il y avait, bien sûr, les longs offices à l’église mais en dehors des offices et de la lecture de l’Evangile, sa prière était la peinture, son activité intérieure était entièrement celle de peindre.
Quand on lui avait commandé une icône, il étudiait soigneusement, il regardait longuement toutes les icônes qui avait été peintes avant, ce que font les iconographes en général, et puis, d’un seul coup - c’est le père Serge qui me l’a raconté, puisque le père Serge est le seul qui l’avait vu peindre - quelque chose se formait en lui, il avait soudain une image qui avait pris naissance en lui et, d’un seul coup, c’était fait. Il dessinait très vite. Ayant toutes les couleurs en lui, il les posait tout de suite sans se tromper, et tout était fini, l'icône était pour ainsi dire terminée. Après, il pouvait travailler très longtemps, il polissait l'icône, comme il le disait lui-même. Il employait cette belle expression: "polir"[8], au sujet des icônes. On comprendra mieux avec un exemple. Dans le cas d'une iconostase, on peint les icônes une par une, puis on les met toutes ensembles et elles doivent s’harmoniser. Et donc lui-même faisait comme cela: il peignait les icônes très spontanément sans se préoccuper vraiment de l’ensemble - quand il y en avait plusieurs qui devaient aller ensemble; mais il avait en lui cette inspiration si forte que les icônes semblaient comme "se déduire l'une de l'autre" - et ensuite mettant les icônes les unes à côté des autres, il les polissait pour qu’elles s’harmonisent parfaitement et s'intègrent dans un ensemble absolument homogène.
Il a donc été sauvé par l’icône - et Ouspensky lui-même, aussi. Avant de devenir chrétien, quand il avait commencé à s’intéresser aux icônes, Ouspensky avait fait un pari avec le père Grégoire (de son côté, déjà croyant converti) et lui avait dit : "je te parie que je peux peindre une icône sans être croyant". Ouspensky a donc peint une icône de la Mère de Dieu en une quinzaine de jours, sans avoir la foi. Il est arrivé au bout, il a réussi à finir son icône et, à ce moment là, il a compris qu’il avait commis un blasphème : il a brulé l'icône.
On peut se demander pourquoi le Seigneur l’a laissé peindre son icône, commettre ce blasphème ? Il l’a laissé peindre jusqu’au bout de manière à ce que Léonide comprenne qu'en peignant, il demandait implicitement la collaboration de celui dont il niait par ailleurs l’existence. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il n’y a pas un seul aspect de l’icône qui ne soit immédiatement une collaboration avec Dieu, ou bien, pour reprendre le prophète Baruch, une conversation avec Dieu - c’est-à-dire un échange d’amour, une communion de mutuelle liberté.
Ainsi la peinture de l’icône doit être cette collaboration et cette conversation avec Dieu, et tout cela, malgré et avec notre pauvreté intérieure, et sans aucune prétention. Cela signifie que, devant l’icône, nous sommes dans un état d’impuissance, d’ignorance, de maladresse - bien sûr cela dépend des capacités de chacun, certain sont très habiles et dessinent avec facilité, d’autres doivent beaucoup travailler pour parvenir à un résultat, tout cela doit être modulé d’une personne à l’autre - mais dans l’ensemble, malgré tout, la technique doit être mise au dernier plan. Il faut apprendre à magner l’œuf évidemment, ce qui n'est pas facile, il faut savoir comment tenir un pinceau, c’est vrai, mais c’est toutefois la chose presque la moins importante.
Jadis, les hommes avaient une grande technique mais il y avait surtout un très grand talent, on ne peignait pas sans avoir un immense talent. Quand on avait seulement un certain talent on devenait un artisan. On devenait un artisan merveilleux mais ceux qui accédaient à la peinture était ceux qui avait un talent d'une autre dimension, de l’ordre d’un van Gogh, par exemple, ou d'un Gauguin, ce sont des hommes de cette pointure-là qui accédaient à la peinture. Mais surtout, ils avaient une spiritualité cent fois supérieure. Les iconographes du passé étaient avant tout de grands mystiques, de grands ascètes.
De nos jours c’est le contraire qui a lieu, nous sommes avant tout de grands techniciens, on peint mieux que Roublev, on peint mieux que tous ces maîtres anonymes, on a une technique bien supérieure, on corrige même les modèles que nous ont laissés les Anciens, mais pour la spiritualité - c'est-à-dire pour l'humilité qui en est la pierre angulaire - c’est de l’ordre de un pourcent, on ne leur arrive pas à la cheville! Et cette situation est une catastrophe parce que l’homme croit qu'il peut se contenter de sa propre puissance, de sa propre force - et l’Esprit Saint où est-il ?
Dans cette collaboration entre Dieu et l’homme, si l’on travaille vraiment avec le Saint Esprit, tout change, c’est-à-dire que l’icône devant laquelle on est, devant laquelle on prie acquiert une autre force, un autre impact. Et cela est si fort avec Ouspensky et Père Grégoire que les gens sont bouleversés. On a pu le voir avec les expositions que nous avons organisées récemment à Paris. Les gens sont bouleversés spirituellement. Ce n’est pas une émotion esthétique devant une œuvre merveilleusement belle, c’est véritablement une entrée en communion avec Dieu. C’est cela le but, et c’est cela le rôle de l’icône, et c’est pour cela qu’il y a des icônes dans nos églises. Quand on entre dans une église, on est plongé dans l’histoire du Salut, on est en présence des Saints. C’est pour cela que l’on ne peut pas mettre les icônes n’importe où dans une église. Un jour on m’a demandé: "Vous allez peindre le Christ en gloire sur ce mur, derrière le chœur". J’ai répondu: " Donc, vous allez chanter la Liturgie en tournant le dos au Christ" ? - Voila qui est parfaitement impossible !
III
Ainsi, la peinture de l’icône, c’est de l’art, et Ouspensky insistait beaucoup sur cela en opposition aux vieux croyants qui reproduisaient les mêmes modèles mécaniquement. Il insistait sur le fait que l’icône est une création à proprement parler. Cela veut dire qu’a l’intérieur même de la pratique de la peinture, en tant qu'Art, il y a une lutte essentielle à mener contre l’ego et contre l’orgueil. C’est le problème fondamental des artistes et de l’expression artistique: je m’exprime moi, tout tourne autour du moi. L'ascèse iconographique se manifeste par la lutte contre l’ego et contre le goût. Le goût est quelque chose de socialement, historiquement déterminé, c’est une sorte de prison. L’esthétique est la théorie du goût, la recherche de la jouissance du beau, du plaisir esthétique et donc essentiellement égoïste. Il y a nécessité d’une lutte féroce contre cela.
Ouspensky était intraitable sur cette question durant ses cours. Dès que l’on était un peu content de ce qu'on avait fait, sa réaction immédiate était de dire : « Eh bien là, tu grattes! » Une anecdote me revient à l’esprit. Au cours d’Ouspensky, est venue une moniale catholique - qui est devenu orthodoxe plus tard grâce à Ouspensky. Il avait quelque chose dans sa personne d’extrêmement fort et profond. Il lui a fait refaire au moins dix fois un Saint Séraphin. Elle travaillait chez elle, elle arrivait avec son icône. Il lui demandait: « Vous êtes contente de ce que vous avez fait ? » La sœur était modeste et simple et répondait avec naturel « Oh, oui » Et lui répondait immanquablement: « Bon, eh bien, grattez ». Elle racontait cela avec beaucoup de joie et de reconnaissance : pour la transformation complète de sa personnalité qui s'est faite à travers cette ascèse.
Cet exemple peut nous faire comprendre qu’il y a là une lutte très importante. Pourquoi ? Parce que l’art suppose la liberté, la liberté de créer. Si on répète purement et simplement un modèle, on ne crée pas. On n’a pas de liberté. Mais cette liberté doit s’exprimer dans la Tradition et ça, c’est un miracle incompréhensible pour beaucoup. C’est-à-dire que, dans l'esprit du monde, soit on est libre, et on est un artiste, soit on peint traditionnellement. Les deux s’opposent, sont incompatibles. Alors qu’en fait, pas du tout. Pour la création d’une icône, la liberté indispensable est la liberté, mais la liberté du Saint Esprit et non la liberté de m'exprimer, moi, de faire ce que je veux, ce que je pense, ce que je désire, etc. "mon goût, mes choix, ma personnalité" ! Il y a donc un chemin qui est le chemin évangélique, celui qui passe par la porte étroite : « Renonce à toi même, prend ta croix et suis Moi ». Si on n’a pas cette attitude, ce n’est pas la peine. Il y a une grande lutte en soi-même, une certaine violence à exercer sur soi, pour peindre une icône, et dont le résultat espéré nous échappe. Quand on pense y être arrivé, ça nous échappe, et quand on pense qu’on n'y est pas du tout, eh bien, oui, on est quelque part, mais certainement pas là où on veut.
Au fond, toute icône est peinte par Dieu, il y a une forme d’intervention Divine. La miséricorde de Dieu est telle que parfois, Il nous donne quelque chose et on ne parvient pas à le détruire ! Quand on veut arranger ceci ou cela, on n'y arrive pas: heureusement, on ne parvient pas à le gâcher ! Eh bien, cela reste, c’est un don. En revanche, on a parfois franchement raté ce que l’on voulait faire, et malgré beaucoup de travail, on ne peut arriver nulle part. Mais voila, il faut accepter, ce n’est pas donné.
Si vous regardez longtemps les icônes anciennes, si vous les contemplez, en vous laissant pénétrer par la grâce qui est en elles, ce qui est une tâche très importante, fondamentale, vous verrez très souvent qu’il peut y avoir, dans une même icône, quelque chose qui est humainement éblouissant et quelque chose d’autre qui est banal, sinon mal fait. Cela veut dire que Dieu donne là de cette manière, puis ailleurs, Il donne autrement, ou pas du tout. Cela veut dire que, lorsque ces deux aspects coexistent, l’iconographe a respecté le don de Dieu, il ou elle, n’a pas essayé d’harmoniser tous les membres du corps ou toutes les parties de l’icône, il l’a laissée dans l’état où Dieu l'a donnée. Cela veut dire qu’il a accepté le don de Dieu tel qu'il était, il n’a pas essayé de «se le réserver», de le mettre de côté en se l'appropriant. Ce qui est très fort dans l’iconographie d’Ouspensky, ce n’est pas quelque chose qu’il a acquis par sa technique et qu'il a cherché à répéter. Et quand c'est réussi, pourquoi est-ce particulièrement beau ? Parce que c’est donné par Dieu, une fois. Et Léonide Ouspensky n’a pas cherché, quand il dessinait - et on peut donner de cela toutes sortes d’exemple - à changer des détails qui ne sont pas particulièrement réussis, un peu gauches, ou bien même un peu mal dessinés : il prenait le don de Dieu comme il est. Et donc son ascèse, son renoncement à soi est là aussi: « Je peins l’icône que Dieu veut bien que je peigne ».
Un problème auquel on doit faire face à notre époque, c’est l’absence totale de catéchèse et de compréhension de ceux qui commandent les icônes. Si l’on commande une icône pour une église ou des particuliers, les gens attendent quelque chose de précis, qui ressemble à l'idée qu'ils se sont faite d'avance, ils n’attendent pas avec amour ce que Dieu veut leur donner. Si vous regardez les icônes anciennes, par exemple une icône extrêmement connue comme…. la grande Glykophilousa du monastère de Philotheou sur la Sainte Montagne. Prenez l’enfant Jésus, au centre de l’image, il est absolument parfait du point de vue humain; si vous prenez le visage de la Mère de Dieu, ou la manière dont les mains sont placées, en revanche, vous avez la preuve que l’image a été envoyée par l’Esprit Saint dans l’âme de l’iconographe, que ce n’est pas lui qui l’a construite. Parce que, si lui-même l’avait construite, il l’aurait fait tout à fait autrement, sans doute plus simplement, il s’est mis là dans des difficultés qui n’auraient pas eu de sens; l’image, c’est-à-dire la composition, lui a été transmise par le Saint Esprit dans son âme et il lui a été donné de peindre l’enfant Jésus parfaitement: c'est Lui, le centre et le point focal de l'attention; pour le reste, le peintre a fait comme il a pu, avec ses pauvres forces humaines, il a obéi à la vision donnée par Dieu, il a rendu comme il pouvait ce qu’il voyait dans son âme, tel que cela lui avait été montré - du mieux qu'il pouvait, certes, mais sans essayer d'améliorer l'ensemble ou de travailler la conception pour obtenir un résultat parfait sur le plan humain; l'important pour le peintre était de respecter la vision donnée par Dieu comme Celui-ci l'avait donnée, sans se l'approprier comme une chose sienne. L'iconographe devient alors un prophète qui se contente de transmettre une Parole qui ne vient pas de lui. Avec cette position des mains, le pouce tout à fait étrange, le visage de la Mère de Dieu aplati sur le côté avec ce grand nez: en fait, cette composition étrange était indispensable telle qu'elle est, exprime divinement comment la Toute Sainte entoure le Christ, comment Elle est et demeure le berceau où repose le Dieu-Homme! Tout cela est sublime et, surtout, on ne va pas essayer de le corriger, pas même d'un millimètre. Mais qui, de nos jours, accepterait un travail aussi divin et, en même temps, aussi humainement imparfait? Et pourtant, c'est une révélation de l'Incarnation, comme la Gloire de la Lumière issue de la Lumière!
On peut faire bien sûr des copies de cette icône, j’en ai vu une dans un monastère en Attique … une sœur, d'ailleurs très douée, en a fait une copie et, évidement, elle a tout corrigé, et on comprend bien pourquoi; c’est humain, et en même temps ce n’est pas la bonne démarche. Il aurait mieux valu qu’imprégnée, inspirée par elle, elle peigne elle-même, à partir de cette icône quelque chose d'autre, tout à fait spontanément, en prenant dans son cœur et dans son âme ce qu’elle y voyait. C’est une démarche beaucoup plus difficile sur le plan monastique et ascétique (aussi évidemment sur le plan artistique) parce que l’on ne peut pas donner une direction spirituelle facile à suivre, c'est au Seigneur Lui-même qu'il faut obéir - on ne peut pas dire : vous allez prier, vous aller jeûner et puis vous allez copier, et voila tout! Non à chaque étape de la peinture, il faut la prière, l'obéissance intérieure, un discernement et une intuition, ascétique et picturale en même temps, pour scruter la vison, mais avec délicatesse, sans la profaner, dans le respect de la volonté de Dieu et dans une supplication incessante. Je voudrais citer cette phrase tellement belle de Saint Grégoire du Sinaï dans la Philocalie : « La vérité, c’est la sensation de la Grâce[9] ». C’est-à-dire que sur le plan ascétique et spirituel, la peinture devient un tâtonnement à la recherche de la bénédiction de Dieu - cela ne doit pas être compris psychologiquement, cela ne veut pas dire qu’on prend son pinceau comme à la peinture à l’huile et qu’on barbouille vaguement en hésitant pour trouver ce qu’on cherche, non ce n’est pas comme ça! Mais cela veut dire que l’on ne sait pas ce qu’on va faire, qu’on le demande, et que Dieu le donne. Pour décrire cette expérience schématiquement, quelque chose nous vient, une sensation dans le cœur, une impression, et on la met à l’épreuve: quand je fais ça, est-ce que ça marche? Et si ça marche, est-ce que ça me sauve, est-ce que ça me donne la grâce, est-ce que ça me porte vers Dieu, oui ou non? Et, si c’est non, si le cœur devient froid et mort, alors j’y renonce, même si c'est "beau"!..
De nos jours, dans les monastères, on fait surtout des copies et l'on procède souvent par recette fixe… On met toujours l’or d’abord, on peint telle chose à tel moment, dans un ordre très codifié, et c’est compréhensible, l’iconographe ne doit pas faire ce qu’il veut, il doit se garder d'être un artiste mais se faire un serviteur docile de la volonté de Dieu en appliquant des règles. C’est beaucoup plus facile comme cela bien sûr (et d'abord pour les Pères spirituels), on évite beaucoup de difficultés; mais on évite aussi de mener le disciple à maturation spirituelle sur le chemin de l'icône. C’est beaucoup moins beau et moins humiliant. Car cela peut donner l'impression d'une maitrise parfaite et d'un accomplissement pictural, ce qui est malheureusement fictif...
Conclusion
C’est Ouspensky et Père Grégoire qui sont par excellence les témoins de cette liberté dans la Tradition. Sans le vouloir le moins du monde, mais cherchant à peindre une image aussi puissante que celles qui les avait sauvés, ils ont créé un style, pas un style au sens esthétique - Léonide Ouspensky avait coutume de dire « nous n’avons pas de style, nous fuyons toute recherche de style, nous essayons d'être justes, nous peignons seulement comme nous sommes, des hommes du vingtième siècle, avec la force spirituelle (qui est modeste!) de notre génération, la culture, la géographie, la nourriture, les désirs qui nous sont propres ». Père Grégoire, de son côté, aimait beaucoup la peinture moderne, il aimait beaucoup Larionov et Gontcharova. Il était très ami avec Larionov et avait travaillé dans l'atelier de Gontcharova. Il était plus inspiré par l’art abstrait. Léonide était lui plus réaliste dans sa perception artistique. A cette époque, certains disaient, habitués qu'ils étaient à la peinture naturaliste de la période synodale en Russie : «ces gens-là peignent comme Picasso! », voulant dire que leurs icônes n'étaient pas assez réalistes, que leur inspiration était trop moderne. Mais c’était seulement contemporain! Pour le vingtième siècle c’était pleinement contemporain. Maintenant, au vingt et unième siècle, peut-être autre chose se dessine peu à peu - des nuances apparaissent déjà, il me semble - mais à la condition que ce soit pleinement traditionnel, divino-humain et pas seulement humain.
Fin de l’exposé.
Photos et questions
La relation personnelle et amicale entre Ouspensky et Kroug :
Ouspensky et Kroug était comme des frères, une famille, Ils étaient extrêmement proches tout en étant très différents et très indépendants, et cela pendant toute la période qui a précédé la seconde guerre mondiale. Ils ont travaillé ensemble avec une intensité et un enthousiasme immense, ils ont peint des icônes ensemble. Ils ne formaient pas un atelier dans le sens d’une institution mais il leur est arrivé de peindre une icône ensemble c’est-à-dire d’y travailler l’un après l’autre, de retoucher, de reprendre le travail l'un de l'autre.
(Photos des 2 iconographes)
Léonide Ouspensky était né en 1903, il est décédé en 1987, à 84 ans. Père Grégoire, né en 1907, est mort jeune, à 62 ans, probablement à cause des problèmes de malnutrition durant sa jeunesse, pendant la guerre de 1914, la révolution et la guerre civile.
(Photo : Ouspensky en Bulgarie avec sa main bandée)
Un wagonnet lui avait écrasé la main droite dans la mine de charbon de Pernik.
(Photo : Ouspensky en 1926 à Paris à l’académie de Tatiana Tolstoïa)
A l’époque il n’était pas encore chrétien mais tout le monde le trouvait particulièrement extraordinaire. On disait de lui que c’était «une personnalité lumineuse». Dans cet atelier, il logeait sur place et son travail était d'acheter les objets nécessaires à la composition des natures mortes, il les préparait pour le travail des élèves, et puis ensuite il s’en nourrissait. Sa vie était très ascétique.
(Photo : Père Grégoire Kroug à l’époque de sa conversion à l’âge de 19 ans.)
(Photo : Père Grégoire Kroug quand il était novice.)
(Photo : En 1945, lors d’une réunion de toutes les juridictions russes en France.)
Au bas de la photo, assis par terre, on peut voir Maxime Kovalevsky, Vladimir Lossky, Léonide Ouspensky et au bout à droite, Père Grégoire.
(Photo : Père Grégoire au moment de sa tonsure monastique en 1948, avec le Père Serge à droite).
Pendant toute la période du noviciat, Père Serge a protégé Père Grégoire, l’a aidé. Ainsi Père Grégoire avait pris de la force, il avait acquis une autre stature. Il a sur cette photo un regard très spécial. Les 2 ou 3 dernières années de sa vie, il a été atteint d’une maladie qui s’appelle la dyschromatopsie, c’est dire qu’il ne voyait plus les couleurs. Il avait de nombreux problèmes de santé, un cancer de l’estomac, le diabète, toutes sortes de choses donc il souffrait physiquement énormément. Tout cela vient du fait qu’il avait souffert de la malnutrition toute son enfance, sa croissance et son adolescence durant la guerre de 1914 qui avait été terrible en Russie, ensuite pendant la révolution suivie de la guerre civile. Il avait 14 ans en 1921, quand ils sont arrivés en Estonie.
Question sur l’hôpital Sainte Anne et la vie monastique :
Son séjour a l’hôpital Sainte Anne fut une très grande épreuve dont il s'est sorti grâce à la vie monastique. Le médecin a bien vu qu’il n’était pas malade mental. D’ailleurs, il ne s'est jamais laissé aller à l'inaction, il dessinait les autres malades, des dessins parfaitement réalistes, d’une grande beauté et délicatesse. C'est un signe de sa santé mentale. Il a traversé une crise spirituelle et non mentale. Il s’est passé d’ailleurs, à ce propos, une chose tout significative: quand il est arrivé à Sainte Anne, on l’a dépouillé de tous ces vêtements pour le revêtir de l'uniforme des malades. Il a fait alors une telle crise qu'on a du lui mettre la camisole de force. Sa sœur était consternée. Elle est allée chercher conseil auprès d’un prêtre catholique et d’une sainte femme qu’elle connaissait, et ceux-ci lui ont donné la solution « Il faut lui rendre sa croix » qu’on lui avait retirée en même temps que ses vêtements. Et dès qu’on lui a rendu sa croix, il s’est calmé et se comportait normalement.
(Photo : les Ouspensky dans les années 60)
(Photo : Léonide Ouspensky dans la cathédrale des Trois Saints Hiérarques, rue Pétel, peignant les fresques)
(Photo : Ouspensky en train de sculpter une croix)
Ouspensky, par tempérament artistique, était tout d’abord un sculpteur et il nous avait appris que lorsque l’on peint, il faut peu à peu sculpter les lumières. Il ne voulait pas du tout qu’on prévoit d’avance - comme vous le savez, de nos jours, on dessine d’avance où et comment on va mettre les lumières, sur le nez, le front, tout cela est prévu d’avance - mais, lui ne voulait pas du tout que nous fassions comme ça. Bien sûr il faut faire un dessin avant, pour avoir une idée de ce que ça va donner, mais ensuite il voulait qu’on pose le proplasme sans repère, puis qu’on pose le regard, l'emplacement du nez, de la bouche, et qu’ensuite on sculpte le volume du visage par des couches de lumière progressives, en fonction l'une de l'autre. Donc, une première couche plus large puis ensuite, avec la deuxième couche on réduit les dimensions, en éclairant petit à petit, et ainsi de suite. C’est ça qui est formidable, cela fait partie de ces manières de faire que nous avons hérité de lui, dans son atelier, et Père Grégoire faisait la même chose. On ne peut pas savoir par avance quel visage on va obtenir, donc c’est une découverte. Et quand on fait des erreurs, quand les choses ne se passent pas comme on voudrait, c’est là que parfois on découvre des choses magnifiques: on voit bien que l’on n’a pas fait ce qu’on aurait voulu faire, mais on sent bien que ça vaut la peine de persévérer et d’essayer de continuer pour voir ce que ça va donner. Donc, on continue et peu à peu on découvre que c'est bien mieux que ce qu'on envisageait, c'est le visage que Dieu veut pour l’icône.
Chaque atelier à sa manière de faire, bien sûr, mais pour les ateliers les plus sérieux, ils procèdent de la manière suivante : ils font un dessin très précis, ils font des ombres pour savoir où ils vont mettre la lumière et comme cela ils sont absolument sûrs de ce que ça va donner et… c’est une catastrophe !
Donc, voilà en quel sens Ouspensky voulait que l’on procède dans un esprit de sculpture.
(Photo : Iconostase dans une petite église francophone à Paris)
On voit ici Ouspensky de dos, il ne se laissait pas du tout prendre en photo.
(Photo : Ici, avec son élève Nathalie Maydanovich)
Vers la fin de sa vie, comme il était très fatigué, elle enseignait à sa place, elle faisait le gros du travail, et ensuite, il venait, supervisait, commentait une icône, orientait le travail de l'un ou de l'autre.
(Photo : Père Grégoire et Père Serge avec un novice a l’église du skite du Mesnil St Denis, à la fin de la liturgie)
[1] Ouvrage principal de Léonide Ouspensky, publié d'abord en français, en 1960, par l'Eglise russe en France, puis aux éditions du Cerf en 1980, qui a connu de nombreuses éditions et des traductions dans beaucoup de langues depuis lors
[2] La presqu'île de Gallipoli, dans le détroit des Dardanelles, avait été concédé aux soldats de Koutiepov, évacués de Crimée sous les ordres de Wrangel, comme cantonnement provisoire avant l'éventuelle reprise d'une reconquête du pouvoir en Russie qui n'eut jamais lieu.
[3] Petcher, en russe, signifie grotte.
[4] Lac d'assez grandes dimensions, traversé par la rivière Narva, et qui se trouve sur la frontière entre la Russie et l'Estonie, à une centaine de kilomètres de la ville de Pskov.
[5] Baruch, 3,36-4,4. Cette prophétie est lue aux vigiles de Noël.
[6] Par exemple, Aristote, Métaphysique Α, §1 (980a).
[7] 2 Pierre 1, 10-19. Traduction de la Bible de Jérusalem, La Sainte Bible 1956.
[8] Ce terme est employé par Saint Cassien le romain, dans l'introduction à ses Conférences: les vérités reçues des Pères "doivent être fréquemment discutées et polies dans un entretien assidu avec des hommes spirituels" (Conlatione jugi spiritalium virorum frequenter discutendum solent et polita) afin d'être bien comprises et retenues. (Jean Cassien, Conférences, 4,63; SC n°109, p.27)
[9] Philocalie, Grégoire le Sinaïte, 137 sentences diverses sur les commandements, §3: «Considère que la connaissance de la vérité est avant tout la sensation de la grâce. Toutes les autres connaissances, il faut les appeler expression des idées et démonstrations des choses». Telle est selon saint Sophrony de l'Athos, la théologie comme état.