L’ESPRIT COMBATTANT

Tel est notre destin.

– Nous faisons des progrès avec ces sessions.

Je suis assise dans ce bureau chaleureux, sur cette banquette confortable. Derrière moi est accrochée la peinture d'une maison du Kansas avec sa grande plaine rocailleuse et son ciel bleu parsemé de quelques rares nuages. C'est beau cette idéalisation. Pour y être née, je peux dire que le Kansas ne ressemble pas à ça.

En face, sur un fauteuil, il y a ce bonhomme, incarnant le cliché complet du bureaucrate d'esprit. Il est assez grand, maigrichon, le visage allongé et des cheveux qui lui tombent sur les lunettes. C'est le docteur Marshall Mann. Un psy comme j’en vois trop depuis que je suis ado. Encore un qui veut essayer de me « réparer ». Comme si j’en avais besoin.

– La dernière fois, vous disiez que la… « dissonance » avait cessé, que vous ne voyiez plus cette autre « vous » et que la terre ne tremblait plus autour de vous.

Je serre les dents. Le souvenir persistant de cette autre personne au regard plus sombre que le mien, les cheveux plus noirs que les miens et ce maquillage ombrageux… certains appellent ça votre alter ego, un jumeau maléfique. Un doppelgänger. Une version négative de vous, opposée.

– Mais j’ai peur que vous vous repliez sur vous-même, que vous vous renfermiez dans votre travail.

Le talon de ma botte martèle frénétiquement la banquette. Plus il parle, plus les images se rappellent à mon esprit.

Au moment où je suis entrée dans le bar, j'ignorais alors que ma vie était sur le point de changer. Encore.

Le Magic Alice. Un bar-concert avec le vent en poupe à la périphérie de la ville, à la frontière entre la civilisation et les marécages des ruines du feu Qeens. Un repaire de flics, d’anciens militaires et de gens en quête d’asile. Le gérant menait son affaire au carré, imposant le respect, jamais un mot plus haut que l’autre. Tolérance et bonté étaient ses maître-mots. Ainsi avait-il forgé sa propre popularité dans les bas-fonds d’une ville que tout le monde croyait perdue à jamais.

Je me revois pousser la porte avec un immense sourire, prête à agiter fièrement en l'air la convocation à mon examen de sergent de police. À cet instant, je n'avais qu'une idée en tête : partager la nouvelle avec toute mon équipe, mes compagnons de galère, mes frères d’armes…

– Il est important de reprendre pied progressivement dans le monde réel, pas à pas.

La voix du docteur Marshall Mann est à présent plus lointaine, plus sourde, comme étouffée par plusieurs portes closes. Devant mes yeux se dresse comme un voile assombrissant ma vue alors que les souvenirs déferlent tel un torrent déchaîné.

Saviez-vous que le sang répand une odeur très douce lorsqu’il est vaporisé ? Quand je suis rentrée dans le bar, il y avait encore ce nuage rose, comme un brouillard très fin… De sang. C’est resté dans l’air quelques minutes, le temps de se déposer à l’intérieur de mon nez. Aujourd’hui encore… Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Cette odeur si écœurante, je crois qu’elle ne me quittera plus jamais.

Mon genou ne cesse de tressauter, mon talon cogne en rythme.

– Cela nécessite du temps et un travail sur soi-même.

Il est si loin à présent, je l’entends à peine.

J’étais pétrifiée, incapable de hurler. Il régnait dans la salle un silence assourdissant, sifflant à mes oreilles. À mes pieds était étendu mon coéquipier. Un coup de chevrotine lui avait arraché la moitié du torse et des taches de sang constellaient son cou et son visage. À en juger par la mare de bière et les débris de verre tout autour de lui, j’en ai déduit qu’il avait été la première victime, pris par surprise, juste à l’entrée du bar.

– Peut-être qu’un hobby sympa aiderait.

À quelques mètres de lui, mon meilleur ami. Si ce n’était cette vieille veste militaire ayant appartenu à son grand-père, puis à son père, avant de lui revenir, même sa mère n’aurait pu l’identifier. Son arme s’était échouée près de sa main, il avait sûrement cherché à se défendre, mais pas assez rapide.

– Une fille de votre âge, avec un tel passif, devrait être là-dehors, à profiter de la vie, à explorer de nouveaux horizons.

Je serre les poings alors que mon cœur s’emballe et que ma respiration s’accélère.

Le reste de mon unité était soit face contre table, soit étendu dans l’allée, un corps recouvrant l’autre dans une ultime tentative désespérée de protection. J’ai deviné le gérant du bar à sa main qui dépassait du comptoir et le tatouage dans son poignet. Un autre corps bloquait la porte vers les cuisines, j’ai reconnu les boucles blondes parsemées de mèches noires de la serveuse.

– Je dois m’assurer que vous prenez soin de vous.

Mon téléphone s’est brisé au sol alors que je tombais à genoux près de mon coéquipier. J’aurais dû appeler les secours immédiatement, sortir et boucler le périmètre. Je connais les procédures, je connais mon travail, je le pratique depuis des années. Mais j’étais paralysée. Aucun son n’avait encore franchi le bord de mes lèvres et mes mains tremblaient comme des feuilles contre ma bouche. Je voulais hurler, mais l’air me manquait. Mes yeux parcouraient cette scène d’horreur, cauchemardesque, à la recherche d’une issue de sortie. Rien. Pas un doigt qui tressaute. Plus âme qui vive.

Quelques secondes plus tôt et j’aurais probablement été à leurs côtés. J’ai pris le corps de mon ami contre moi, son sang imbibant mes vêtements et maculant ma peau. Après tout ce temps, avec tout ce dont j’avais été témoin, j’aurais dû être habituée. Anesthésiée. Ça ne devrait plus m’atteindre. Vivre et mourir, c’est notre lot à tous, non ? Je l’ai secoué, comme si j’avais la capacité de faire revenir les morts à la vie.

Et puis j’ai crié.

– Pour certaines personnes, de tels traumatismes deviennent des pièges. Elles se retrouvent enlisées. Comme un 4x4 dans des sables mouvants.

Mon pouce bat à son tour mes phalanges.

Finalement, on a beau vivre dans un monde sans précédent, incroyable, peuplé de gens aux pouvoirs extraordinaires… Rien ne changera jamais.

– Mais il existe une autre catégorie de personnes. Savez-vous ce qu’il advient d’elles ?

Ou peut-être que si. Certains d’entre nous ont la capacité de courber le temps et de réécrire l’histoire. Tout ce dont on a besoin, c’est… Une bonne raison.

J’ai ce pouvoir et j’ai ma raison. Je peux tout changer.

– Mademoiselle DeLuca ?

Mon nom me ramène à la réalité. Je redresse la tête et plante mon regard dans celui du docteur Mann. Je sais ce qu’il advient de ces personnes.

Je suis l’une d’elles.

– On devient ce qu’on est destiné à être.

Je les sauverai. Tous.

« La chose la plus difficile en ce monde,

c’est d’y vivre. »

– Buffy, the Vampire Slayer