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Prix ES C.CHALIER 151025.docx
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Soirée remise Prix ES.

14 Octobre 2025.

        Cher Jean-Marc Sourdillon,

Si le jury a choisi votre beau livre Maria Zambrano Le choix de naître comme lauréat du prix Écritures et spiritualités pour l’année 2025, il me semble que c’est surtout pour avoir été sensible à la place centrale que vous faites à l’espérance dans l’œuvre et la vie de Maria Zambrano. Une place que vous évoquez à différentes reprises, selon une scansion littéraire qui lui permet de resurgir comme éveillée à nouveau sous votre plume, quand vous lisez ses textes ou quand vous l’accompagnez dans ce que vous appelez les six clairières de sa vie. Mais je voudrais être plus précise.

Plutôt que conceptuelle, l’écriture de Maria Zambrano suit la trame d’images qui permettent à l’idée de rester toujours sur le qui-vive, incapable de se reposer dans de simples affirmations ou un savoir définitif. En ce sens on peut dire que son écriture – et la vôtre imprégnée de la sienne – ressemble à un mouvement créateur sans fin bien arrêtée, mais aussi sans résignation à ce qui est. Cette écriture suit les tourments de la vie de Maria Zambrano, non pas pour s’en plaindre ou se révolter contre eux, mais pour chercher comment, même dans les temps les plus sombres qu’elle traverse, l’espérance n’a pas dit son dernier mot.

Si elle dut quitter l’Espagne pour un très long exil, lors du triomphe du Francisme, si elle connut l’échec et le deuil, c’est aussi par et dans ces terribles épreuves qu’elle apprit, dites-vous, à pressentir en elle « le lieu très profond et très intérieur où sans cesse viennent se relancer la vie et se nourrir l’inspiration qui lui donne forme » (p.20). Je crois que si ce pressentiment fut aussi celui de Jean de la Croix dont Maria Zambrano avait emporté avec elle les écrits en quittant l’Espagne, il est aussi partagé par beaucoup d’autres personnes, chrétiennes ou pas. Je l’ai rencontré pour ma part dans la littérature juive hassidique, presque dans les mêmes termes. Il existe aussi en Islam. Si je dis cela, c’est parce que ce « lieu très profond », comme vous l’appelez, n’a pas de résonance exclusive dans un quelconque credo. Ce que vous montrez très bien, ce que le jury (je crois) a reconnu également.

Mais comment la vie vient-elle se ressourcer à ce point ? Quel lien entretient-il avec l’espérance ? C’est ce que vous expliquez dans votre livre. Vous montrez très bien comment l’expérience de la maladie, de l’exil et du deuil qu’a traversée Maria Zambrano l’a obligée à se mettre en quête de l’élan qui sous-tend secrètement le désir de vivre, malgré tout, en dépit de tout. Ce serait toujours du point zéro de cet élan qu’il faudrait repartir. Mais, pour cela, il faudrait aussi se délester des images que l’on a de soi-même, ou de ce qu’on appelle ordinairement son identité, et s’exposer à ce qui advient, en disant simplement : « oui, je suis ici » (p.31). Ce « je » là – aux antipodes du « moi, je » si insistant et si opaque -  ressemble, à mon avis, au « me voici » (הנני) des personnages bibliques. « Me voici, envoie-moi » (  הנני שלחניcomme le dit Isaïe (6, 8) . Ce que Levinas commentait en disant : « Me voici, signifie envoie-moi ».

Maria Zambrano sait qu’il n’y a pas de réparation envisageable – la maladie, l’exil, la mort – ne se réparent pas, et pourtant, à les traverser on découvre ce qu’on ne s’attendait pas à trouver et qui est précisément l’espérance. Ce par quoi il faut entendre non pas un nouveau but qu’on se donnerait dans la vie, mais une façon de reprendre « sa naissance à partir du noyau brûlant que l’exil a laissé intact en lui ». Tel serait « le souffle de l’espérance » (p.37). Même la mort devrait être approchée ainsi, comme si la vie quittait une forme qui ne peut plus la contenir et s’en allait pour passer ailleurs et continuer à couler (p.44).

De la partie de votre livre Écrire Maria Zambrano, je voudrais pour terminer lire et commenter brièvement un extrait. Il s’agit d’une journée où elle enseigne à des étudiants mexicains à Moralia où elle se trouve exilée. Au moment où, après un temps de silence, elle allait commencer son cours, Madrid tombait sous les cris de victoire des Francistes, on m’arrachait le cœur, dit-elle. Puis voici l’extrait (p.84-85) : « Je posais mon cahier.... Où es-tu cachée ? »

On retrouve dans ce magnifique passage « le noyau irréductible » évoqué précédemment, noyau qui nous habite secrètement et que, dans cet extrait, elle nomme « liberté », ou encore ce que nous dicte l’espérance en nous, avant nous, à savoir un éveil ou une naissance toujours encore possible. Cette naissance, pour Maria Zambrano, et pour d’autres, passe par l’écriture. Elle a en effet besoin de nos mots pour nous révéler à nous-même notre vie en lui donnant une forme, fût-elle provisoire, et en nous aidant à l’habiter. On peut penser que le lecteur fasse également cette expérience en lisant.

Le jury vous remercie d’avoir écrit ce beau livre et espère – c’est en effet le bon mot – qu’il fera mieux découvrir l’œuvre de Maria Zambrano pour qu’elle accompagne d’autres vies que la vôtre.

                                                                CC.