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LE SAUT DE L’ANGE
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LE SAUT DE L’ANGE

   Vue d’ici, la marche est assez impressionnante. Non, correction. Vue d’ici, la marche est franchement impressionnante. Je n’ai jamais eu le compas dans l’œil – je n’ai jamais vraiment eu grand-chose, vous me direz – mais là… C’est simple : je n’arrive même pas à voir le sol ! Alors ? Vous iriez, vous, dans ces conditions ? Eh bien moi, c’est pareil ! Pas que je sois trouillarde… enfin… pas complètement… mais de là à me jeter dans le vide…  Le problème, c’est que ça pousse fort, derrière. Bobby s’impatiente.  Pardon ? Vous ne savez pas qui est Bobby ? Ah, oui, bien sûr…  Eh bien, pour faire simple, disons que Bobby est mon coéquipier. Cela fait maintenant quatorze mois que nous nous supportons l’un l’autre… Quatorze mois et un poil plus, même… Nous n’étions encore que des débutants, quand nous nous sommes connus, et notre relation était plutôt neutre, dans les premiers jours. Mais à force de suivre la même formation, à force de partager la même chambre, des liens ont fini par se nouer. Et maintenant, je dirais que Bobby est devenu comme un frère. Avec tout ce que cela peut comporter d’amour, mais aussi d’irritation et d’exaspération.  C’est que Bobby et moi avons des caractères très différents. Le feu et la glace, diraient certains. En ce qui me concerne, je pencherais pour quelque chose de plus local, un truc comme « le lion et la gazelle », si vous voulez, mais l’idée reste la même.  Premier exemple: Bobby est un chambreur. Invétéré. Du genre à ne jamais s’arrêter. Alors que moi… Moi, j’aurais plutôt tendance à avoir la répartie d’une porte fermée, si vous voyez le genre, et Bobby ajouterait à coup sûr qu’on a dû perdre la clé depuis un bon moment. Je me souviens, dans les premiers jours, nous nous connaissions à peine, et Bobby passait déjà les trois quarts de son temps à se moquer de moi. A cette époque, j’avais commencé à développer des taches un peu partout sur le corps. C’était pour lui une source d’inspiration inépuisable. Il me disait que je ressemblais à une nana qui aurait bronzé avec un filet de pêche sur la tête, ou que les gens dehors allaient me prendre pour une mosaïque romaine, ce genre de chose. J’avais beau lui expliquer que c’était probablement de l’urticaire, et que ça devait même être contagieux parce que lui aussi commençait à être atteint, rien n’y faisait, il s’entêtait à se payer ma poire, et même la sienne, parce qu’il faut lui reconnaître ça, qu’il sait aussi faire preuve d’autodérision lorsque les circonstances s’y prêtent.  De l’urticaire… Quand j’y repense…

 Puis quand ce ne furent plus mes taches, ce furent mes jambes qu’il se mit à trouver si frêles qu’il commença à se demander si ce n’étaient pas des allumettes. Je le revois encore ricaner: « Eh, dis donc, j’espère que tu ne vas pas nous mettre le feu à la brousse à chaque fois que tu feras un pas.  Il paraît que ça prend vite, par ici! » Puis quand ce ne furent plus mes jambes, ce fut mon cou, qui lui fit dire que j’avais de la chance de ne pas être un mec, parce qu’avec autant de chair entre la tête et les épaules, j’aurais eu du mal à trouver une cravate à ma taille… Bref. Bobby chambrait, Bobby chambre, Bobby chambrera. Même maintenant que la situation est devenue si critique, je l’entends encore se moquer de moi, et me demander si je ne veux pas un parachute et un mars, pendant que j’y suis…  Ça, c’est la deuxième grosse différence qu’il y a entre Bobby et moi. Moi, je suis prudente. Prudente ascendant poltron. Bobby, lui, est courageux à l’extrême. En réalité, je ne suis même pas certaine qu’il faille parler de courage. Ce serait plutôt une forme de pragmatisme poussée à son dernier degré. Bobby estime tout simplement qu’il y a des choses inéluctables, qu’il est vain d’espérer éviter; et qu’alors, à tout prendre, il vaut mieux s’y soumettre de son plein gré, si possible avec le sourire, et faire en sorte, à défaut de contrôler les événements, de les subir au moins avec panache.   Quand on y pense, avec une telle philosophie, ce n’est pas de chance que ce soit moi qui me sois retrouvée appelée à sauter la première, parce que tout serait allé beaucoup plus vite si Bobby était passé devant. Mais on ne choisit pas ces choses-là. L’Organisation décide, nous exécutons. Il paraît d’ailleurs que dans la plupart des cas, la question de savoir qui passe devant ne se pose même pas, car il est très rare que nous soyons envoyés en mission par deux. L’Organisation préfère apparemment les missions en solo. Bobby et moi sommes une exception.  Bref. Tout cela pour dire qu’au point où nous voilà rendus, je crois bien que c’est la qualité de Bobby que j’admire, et que je lui envie le plus. Cette façon qu’il a de parler à l’avenir la tête haute, de regarder le destin droit dans les yeux… Cela pourrait presque passer pour de la forfanterie. Je peux pourtant vous assurer que Bobby est tout simplement ainsi. Il affronte ce qui vient, calme, équanime, et je suis persuadée que vous ne le verrez pas plus se déparer de son beau sourire moqueur aujourd’hui que le jour où il lui faudra mourir.   La mort… Tiens, encore un truc qui me fera bien flipper, moi, quand il faudra y passer…   Mais vous savez quoi? Là, tout de suite, je crois que c’est encore pire de naître.  Alors, pour autant que cela ait un sens, je tenais à vous dire que j’avais été ravie de passer ces dernières minutes en votre compagnie. Parler m’a fait du bien. Et qui sait? Peut-être aurons

nous l’occasion de nous rencontrer à nouveau? Mais il ne faudra pas m’en vouloir si je ne vous reconnais pas. Il paraît que l’Organisation réinitialise notre mémoire au moment exact où notre mission débute. Il paraît aussi qu’il y a certaines exceptions, parfois. Moi, je ne demande qu’une chose: je ne veux pas oublier Bobby.  Je vous en supplie.  Laissez-moi Bobby.  Je ne veux jamais être seule.  

***

 Le 28 avril, quelque deux millions d’internautes connectés à la chaîne YouTube du parc zoologique de l’état de New York assistèrent en direct à un spectacle remarquable. Après pratiquement quinze mois de gestation, Cassiopée, une girafe femelle de 14 ans originaire du Botswana, venait de mettre bas deux petits girafons, Sydney et Bobby. Cet événement, rendu plus exceptionnel encore par le caractère rarissime de la gémellité chez les girafes, fut largement commenté. Il y eut inévitablement les protestations de quelques indignés permanents, qui réclamèrent l’arrêt immédiat de la retransmission, au motif que son contenu était « sexuellement explicite ». Mais pour l’ensemble, les internautes saluèrent le courage des deux nouveaux venus, dont le passage sur terre commençait par une chute de plus de deux mètres de haut, et qui n’en poussaient pas pour autant des hurlements à vous vriller les tympans.  On s’émut, tandis que la petite Sydney, encore toute pantelante, s’acharnait stoïquement à se dresser sur pattes frêles, de la façon dont sa maman et son frère, déjà plus débrouillard, s’efforcèrent de la réconforter. Et il faut avouer que pendant un instant, en voyant Bobby et Sydney se tenir ainsi côte à côte, hébétés, fragiles, ne réclamant d’autre arme pour affronter le vaste monde que l’amour indéfectible qu’ils se portaient - il faut avouer que pendant cet instant-là, oui, les pleurnicheries incessantes de l’espèce humaine parurent soudain bien dérisoires.