Association Histoire et Patrimoine du Haut Cailly
SOUVENIRS ET ANECDOTES D'UN PETIT YQUEBOIS EN 1944
par Yannick Pohu - 2013
Cette plaquette n'a d'autre ambition qu'au travers du regard de l'enfant que j'étais, de témoigner des faits et gestes, petits et grands, d'anecdotes, de la fin de la guerre, en 1944 à Yquebeuf.
Yannick Pohu
La Normandie fut le théâtre, en 1944 de la plus grande bataille de troupes débarquées de toute l'histoire de l'humanité. Ce qui impliquait que le plus petit village normand, sans être au beau milieu de la tourmente, subissait indirectement les conséquences de la guerre. Yquebeuf n'échappa pas aux bouleversements généraux.
Je sollicite déjà votre indulgence, je ne suis pas un écrivain et puis j'avais six ans en 1944. Soixante-dix ans après, mes souvenirs n'ont pas gardé des dates précises mais par contre les faits se sont imprimés dans ma mémoire comme une photographie, comme si c'était hier. Mes récits sont rigoureusement exacts, voire historiques. Les commentaires sont des impressions de l'adulte que je suis, revisitées au travers l'émotion de l'époque et des histoires cent fois racontées en famille.
Pourquoi Yquebeuf ? Ma mère, institutrice, "mutée" en 1940 à Yquebeuf, un peu par brimade de l'Education Nationale, pour, disons, "antipathie" pétainiste. Mais à moi et à mon frère, l'administration nous a fait un magnifique cadeau : six ans d'enfance à Yquebeuf, c'est le paradis. Des prairies, des bois à perte de vue, on avait appris à reconnaître la variété d'animaux dans la nature, on savait déjà faire la différence entre un cheval et une vache (il semblerait que cela ne soit pas le cas ces temps-ci). Le lait était vendu avec de la crème, à l'étable au "cul des vaches" et les oeufs étaient d'office et obligatoirement bio ! Tout était délicieux et naturel. On finissait la civilisation agricole du 19e siècle.
Durant cette période, c'était une richesse que de manger à sa faim. Dans les villes, les habitants manquaient de· tout. Il n'était pas rare de voir des cyclistes venant de Rouen ou de Paris venir acheter toute victuaille à manger. La chasse était défendue, les armes interdites, d'abord récupérées dans les mairies et spoliées par l'occupant. II restait dans un placard de la mairie quelques beaux spécimens de vieux tromblons du genre fusil à chiens que même les allemands n'avaient pas emportés. La chasse prohibée permettait aux garennes une reproduction galopante et aux lièvres d'être les rois de la plaine. A ce propos, un après-midi, dans la plaine au-dessus du bois de l'école, vers la route de Rocquemont, on a vu arriver, dans un camion, peut-être une vingtaine de soldats allemands à priori fort gais ! Que venaient-ils faire là ? On comprit très vite qu'ils avaient besoin de viande fraîche. Ils se déployèrent en ligne, quelques mètres entre chacun d'eux (les militaires disent en tirailleurs), le fusil armé de balles de guerre. La chasse commença. Ils devaient être de bons tireurs, car les lapins et lièvres rejoignirent en nombre les musettes dans le tintamarre des coups de feux, de la joie et de la raillerie débordantes des soldats. Ils repartirent indifférents à notre présence. C'était la première fois que j'avais un contact aussi familier, intime avec les soldats allemands, c'était impressionnant.
Une autre fois, peut-être plusieurs mois ou une année plus tard, mon père avait repéré des dizaines de lapins qui folâtraient dans une partie du bois au dessus de l'école, dans un taillis assez aéré, un immense tapis de mousse verte collé au sol, servait de salle de jeux à tout ce petit monde. On dirait aujourd'hui une scène d'un film de Walt Disney, c'était éminemment bucolique. Mais le dessein de mon père était beaucoup plus machiavélique. Armé d'un Sten, certainement pour essayer sa “mitraillette” reçue d'un parachutage allié, nous arrivions à pas comptés, papa, mon frère Yves et moi, sans faire de bruit. Mon père mit l'arme à l'épaule, ajusta son tir, nous avions le souffle coupé puis un bruit sec, métallique, affreux. L'arme s'était enrayée, les lapins s'enfuirent... Mon père nous expliqua, bien après que la qualité des cartouches fournies par Churchill (??) laissait sérieusement à désirer ! Son honneur était sauf…
L'armée allemande, dans les mois qui finirent la guerre, avait beaucoup à faire face à d'innombrables problèmes, notamment il lui fallait une main d'œuvre nombreuse pour construire leurs barrières défensives en béton bien connues sur des centaines de kilomètres de côtes. Puis il fallait refaire les lignes de chemin de fer continuellement détruites en partie par les F.F.I. et l'aviation. Il fallait recruter tous les hommes disponibles. Les prisonniers de guerre constituaient un vivier important mais cosmopolite qui souhaitaient à la première occasion prendre la poudre d'escampette ! D'autant plus que les allemands commençaient à perdre la foi. Mon père, ébéniste, s'était reconverti le temps de la guerre en fabricant de semelles de galoches (le bois remplaçant le cuir). Un après-midi, alors que mon père et moi allions à l'atelier situé dans la cour de la ferme de M. Delarue, nous aperçûmes trois hommes sur les marches de la maison. Ils étaient cadavériques, décharnés, apparemment assoiffés, M. Delarue leur donnait à boire. Ces pauvres gens avaient faim. Il ne fallait surtout pas qu'ils restent là : c'eût été leur mort si les allemands étaient passés sur la route distante de quelques mètres, d'autant plus que leur habillement ne faisait aucun doute quant à leur origine : un grand "pyjama", veste et pantalon gris blanc rayé de larges bandes bleues verticales, avec écrites dans leur dos deux grandes lettres "PG" noires (Prisonniers de Guerre). Mon père les emmena se cacher dans l'atelier. En fait, c'étaient trois Polonais, qui après des gestes explicatifs, firent comprendre qu'après le bombardement de leur chantier, ils avaient profité du désordre général pour se sauver. Mais voilà, ces hommes étaient là, il fallait les prendre en charge. Mes parents étaient trop humanistes pour ne pas les soigner, ce qu'ils firent malgré les risques énormes que cela comportait pour notre famille. Ces trois hommes furent pendant plusieurs mois, je l’imagine, de très gros soucis de gestion pour mes parents, jusqu'à l'arrivée des alliés. D'autant plus que, sensiblement dans le même temps, étaient arrivés, pour les mêmes raisons que les polonais, six Algériens, trois Marocains et un Sénégalais, que mes parents cachèrent dans le grenier du cellier de la cour de l'école. Cela commençait à faire beaucoup de monde. Pour couronner le tout, deux étudiants rouennais dans la clandestinité, Michel et Luc, logeaient dans une chambre du logement de l’école. A partir de maintenant, mon récit doit commencer à vous paraître utopique voire mythomane. La gestion discrète de chacun des participants conditionnait la sécurité de tout le monde, Yquebeuf était un havre de paix et d'inactivité sur les routes. Il faut dire que la situation géographique de la mairie-école d'Yquebeuf était franchement isolée et elle l'est toujours. A de rares exceptions près, la circulation était nulle. M. Lemarchand, le Maire, sortait rarement une belle carriole attelée d'un magnifique cheval. Dans cette ambiance de solitude, toutes ces équipées pouvaient vivre discrètement. Les repas du soir se faisaient la nuit. Tout le monde se terrait comme des chats. Ma mère torchonnait, épluchait, cuisinait, devait avoir la peur au ventre, mais elle était respectée de tous. Quelques-uns l'appelaient très sincèrement "Maman". Ma mère était une femme exceptionnelle, dans bien d'autres faits jusqu'à la fin de la guerre, elle prouva son sang froid, son courage et son abnégation qui vraisemblablement nous sauvèrent la vie. C'était une pionnière de l'École Publique Laïque et Rurale qui s'appliquait à elle-même la morale, la probité et le patriotisme que la 3ème République lui avait demandé d'apprendre à ses élèves.
Nos trois polonais avaient repris du poil de la bête! Le destin de chacun d'eux dans les mois qui suivirent fut très différent. D'abord cachés dans l'atelier de mon père, ils prirent du repos pendant quelque temps. Mon père arpentait la campagne pour trouver des victuailles pour nourrir tout ce monde, mais surtout il fallait trouver des habits même usagés pour transformer ces "PG" en brave Monsieur tout le monde. Mon père quémandait discrètement aux sympathisants connus. La récolte ne fut pas trop mauvaise : une seule personne refusa de peur qu'on reconnaisse ses vieilles nippes sur le dos de ces malheureux ! Pour un clandestin, la meilleure façon de se dissimuler, c'est de travailler comme tout le monde. Deux cultivateurs de Colmare acceptèrent de prendre les trois Polonais comme garçons de ferme, ce qui arrangea bien la situation.
Un jour, une section d'Allemands, une bonne vingtaine d'hommes qui se déplaçaient ou patrouillaient demandèrent asile dans la paille de l'étable, comme cela se faisait quelquefois. L'occupant exigeait l'hospitalité. Les Allemands dormirent et repartirent le lendemain. La nuit suivante, les deux garçons de ferme reprirent leurs places dans l'étable dont un des Polonais et un jeune homme d'à peine vingt ans. C'était la coutume, les palefreniers dormaient sur un bas-flanc au-dessus des chevaux dans l'écurie et les garçons de ferme dans l'étable. Mais voilà, les Allemands avaient sans doute enlevé leurs lourds bardas et laissé tomber une grenade qui s'était dissimulée dans la paille. Le jeune homme, déficient mental, n'avait pas pu être soldat, et ignorait tout du fonctionnement d'une grenade. Assis dans la paille, la grenade sur les genoux, son camarade Polonais en face de lui, il dégoupilla d’un geste idiot la grenade. Le Polonais, voyant le danger imminent, se précipita pour écarter l'engin, qui explosa avant que le Polonais ait pu faire quoi que ce soit. Le garçon était éventré, les doigts arrachés, la mort suivit quelques minutes plus tard. Le Polonais fut lui aussi grièvement blessé, des éclats de métal étant rentrés profondément dans ses cuisses.
Mon père fut alerté de la catastrophe. Comme d'habitude il ne perdit pas son sang froid, sa génération avait enduré la guerre 14-18 et lui même avait été grièvement blessé en novembre 1916 à Ste Menehould. C'est certainement au front et après à l'hôpital qu'il avait appris, par la force des choses, à soigner, à désinfecter, à panser… bref, les soins d'urgence. On ne pouvait pas faire autrement que de décider qu'on soignerait le blessé sur place. La cultivatrice offrit à ce garçon une chambre et un lit superbe, profond, avec un gros édredon en plumes et des draps blancs, ce que cet homme n'avait pas dû avoir depuis longtemps. Je vois encore cet homme meurtri, le visage buriné enfoncé dans un immense oreiller. Comme aurait dit Brassens : "Toi la Normande quand tu mourras que le bon dieu des Polonais te conduise à travers ciel". Mon père réussit à lui extraire une bonne partie des éclats. II était d'une hygiène rigoureuse, tout ce qui touchait aux plaies était désinfecté. Les seringues, les instruments, les linges étaient bouillis. Le hasard fit qu'une ambulance allemande vint stationner à Colmare, dirigée par un officier autrichien humaniste peut être adepte du serment d'Hippocrate, qui accepta de donner à mon père des sulfamides, seul médicament avant les antibiotiques, qui soignait les infections. Quant aux autres produits de soins, ils provenaient des parachutages britanniques. Ce garçon fut sauvé définitivement après quelques semaines de soin. Comme quoi quand tous les gars du monde veulent se donner la main…
Le "second" Polonais, avec le temps, s'intégra et s’adapta fort bien à sa situation d'ouvrier agricole. Bien sûr, la vie était dure pour tout le monde, mais ces déracinés, devenus apatrides par obligation, balancés à travers l'Europe, avaient enfin trouvé leur planche de salut à Yquebeuf. Ces polonais n'avaient plus aucune nouvelle de leur famille depuis des années, ils étaient psychologiquement broyés. Ils avaient enfin un peu de chaleur humaine autour d'eux et savaient témoigner de la reconnaissance. Michel, c'est par ce prénom qu'il voulut qu'on l'appelât, son nom de famille était Lubasinski mais c'était Michel pour tout le monde, Michel était toujours de bonne humeur, serviable, souriant, courageux ! Il écorchait magnifiquement le français mais il fit des progrès suffisants pour demander en mariage une jeune femme (Melle Lecoq ??) dont il était tombé amoureux. Ils se marièrent, je crois, l'année suivante à la mairie d'Yquebeuf. Ils eurent... un certain nombre de petits Français qui ont fait souche quelque part en Normandie et qui ignorent peut-être l'histoire de leurs grands parents…
Le "troisième" Polonais devait, lui aussi, trouver sa situation bien bonne, après l'enfer et le périple inouï qu'il avait mené à travers l'europe. Malgré un caractère plus taciturne que Michel, il s'était lui aussi bien adapté. Quelque temps après l'arrivée des alliés, il s'engagea dans l'armée américaine. II y avait encore les Vosges et l'Alsace à franchir. On sut plus tard, par je ne sais quel canal, que cet homme avait été tué lors de la bataille d’Alsace. Quand, au hasard de récits de l’histoire, j’entends parler de l’Alsace, je pense encore à lui.
Quant aux nord africains, ils se cachaient tout le temps, toujours distants, peut-être que leur condition de prisonniers les avait imprégnés de complexes d'infériorité. Notre manière de vivre était loin de leur culture et les choquait ou les impressionnait. Ma mère leur apportait une marmite et c'était pour eux à la fortune du pauvre. Ils témoignaient à ma mère, dans une langue mi-arabe mi-française, beaucoup de reconnaissance. Un jour, comme d'habitude, ma mère déposa la marmite dans le cellier, puis revenant quelques heures plus tard, la marmite n'avait pas bougé. Ma mère s'en trouva vexée, elle fit part de sa désapprobation, c'était le choc des cultures ! Une maîtresse d'école, doublée d'une maîtresse femme, ça ne rigolait plus ! Je pense que ces hommes s'excusèrent en faisant comprendre qu'ils ne pourraient pas manger avant le coucher du soleil : c'était le ramadan. Pourquoi ne l'avaient-ils pas dit avant ? Ma mère, bien qu'athée, mais tolérante, apporterait dorénavant la marmite au coucher du soleil.
Dans le film "Le jour le plus long", un pilote allemand se désespère parce qu'il n'y a plus d'avion allemand dans le ciel, que la maîtrise de l'air est assurée entièrement par les alliés. En effet, le ciel d'Yquebeuf dans les derniers mois, était parcouru par une importante variété de modèles d'avions. Les adolescents et les enfants pouvaient à coup sûr désigner chaque jour quel type et quelle marque d'avion parcourait le ciel en tout sens. Le plus impressionnant était sans nul doute le passage de centaines de forteresses volantes Boeing américaines ou Lancaster anglaises qui allaient déverser leurs milliers de tonnes de bombes sur l’Allemagne. On entendait d'abord un ronronnement sourd et puissant puis le grondement de milliers de moteurs des machines lourdement chargées. Le ciel finissait par s'obscurcir quelques instants et elles disparaissaient dans le lointain laissant les adultes à la fois heureux et inquiets : le vent de l'Histoire était en train de tourner. Nous, les enfants dans l'insouciance, on chantait sur l'air de Lily Marlène quelque chose comme "Hitler t'es foutu, les bombes tu les auras dans le cul !!!". Mais il y avait un dramatique revers à la médaille : la DCA (Défense contre Avion) allemande attendait et était terriblement efficace. Quelques heures plus tard, on voyait revenir les escadrilles décimées, en désordre, par petits groupes, des moteurs fumaient ! Une fois, un équipage évacua l'avion en sautant en parachute, la forteresse était très haute. Il faisait un magnifique soleil, on aperçut d'abord des petites coupoles très lumineuses qui grossirent jusqu'à apercevoir de très petites silhouettes, Le vent poussa très loin ces hommes, jusqu'à ce qu’on les perde de vue. Que sont-ils devenus? Les informations ne circulaient pas. Peut-être auront ils eu la chance, comme l’écossais grièvement blessé recueilli par M. Wallet, l’instituteur de Rocquemont après le crash de son avion. L'aviateur soigné et caché dans une chambre de l'école avait été sauvé. Un habitant de Rocquemont dénonça aux autorités la situation. Les allemands embarquèrent sans ménagement le militaire… Mr Wallet usa de stratagèmes et de mensonges pour prouver son innocence à ce sauvetage... Il ne fut pas inquiété. Beaucoup plus tard après la guerre, M. Wallet réussit à prendre contact avec la famille écossaise et finit par connaître le périple de travailleur forcé de l'aviateur, qui avait terminé sa guerre épuisé, comme bagnard dans une mine de charbon puis rentré en écosse, heureux de revoir miraculeusement sa famille. Mr et Mme Wallet, plusieurs années de suite, firent le voyage en Ecosse où ils étaient reçus chaleureusement en tant que sauveurs du fils de la famille.
Les événements sur le finage d'Yquebeuf se multipliaient : un après-midi, vers quinze heures, nous jouions dans la cour de l'école. Un bruit de moteur automobile se fit entendre assez loin ; comme je vous l’ai dit, habituellement, la circulation était nulle. Ce bruit ne pouvait qu'exciter notre curiosité. A l'époque, seule la classe était construite, de la cour on pouvait voir une bonne partie de la route Cailly - Rocquemont. De la route de Cailly, déboucha une belle Celta 4 toute bleue, décapotable. Deux allemands étaient assis à l'avant, un troisième assis sur le dossier de la banquette arrière, les pieds posés sur le siège arrière, derrière lui une branche de feuillage lui couvrait le dos et la tête et servait de camouflage. Cela devait être des officiers, ils portaient des casquettes. Cet équipage paraissait heureux de vivre, il faisait très beau. Soudain un vrombissement énorme, trois chasseurs en piqué, un dans l'axe de la route, les deux autres de chaque côté. Les mitrailleuses crachèrent à plein régime, dans un tintamarre assourdissant, bruit de moteur, sifflements, explosions. Ma mère sortit précipitamment de la cuisine en nous criant "RENTREZ", quelques ricochets de balles provenant des avions étaient tombés sur le toit de l'école !!! La voiture prit feu, le chauffeur donna un coup de volant, la Celta 4 alla s'échouer un peu plus loin à gauche, dans une courbe, dans le fossé, essayant de se protéger sous les arbres. Les avions revinrent en "rase motte" certainement pour vérifier si leur travail avait été bien fait. La carcasse de l'auto brûlait, le raid avait été rapide, inattendu, mais terriblement efficace. La campagne avait repris sa quiétude. Le soir à la nuit tombante, mon père alla constater les dégâts. Quelle ne fut pas sa surprise de voir un Allemand assis sur le sol, adossé à un arbre, pratiquement mort, la boite crânienne avait été touchée en diagonale par une balle. Ses collègues l'avaient laissé là, voyant sûrement qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui. Le lendemain, un véhicule vint chercher la dépouille de ce militaire. Pour lui la guerre était terminée !
Une autre fois, c'était en pleine nuit, peut-être à une ou deux heures du matin, je m'en souviens très bien, c'était sûrement la première fois que de ma vie j'étais réveillé à une heure pareille !! Mon père nous avait réveillés, mon frère et moi. Papa était heureux du spectacle qu'il voulait nous faire admirer, c'était pour lui l'aboutissement de quatre ans de guerre et une immense satisfaction. Il avait ouvert toute grande la fenêtre du premier étage et là, un spectacle inouï nous attendait, cela a laissé dans mon esprit autant d'émerveillement que beaucoup plus tard, les feux d'artifice de Versailles. Les Allemands, pour ne pas être repérés le jour par l'aviation alliée, circulaient la nuit. C'était pour eux le commencement du grand départ définitif vers l'Allemagne. Ils emmenaient par tous les moyens mobiles : autos, camions, voitures à chevaux, vélos, hommes et matériels, pour se regrouper à l'est de la France. Mais les alliés veillaient, aidés par les renseignements des F.F.I qui signalaient l'importance des convois. Toujours est-il que ces convois repérés, il ne tardait pas à tomber sur eux un déluge de feu et de mitraille avec une technique bien au point : un avion volait à deux ou trois cents mètres de haut, larguait à distance régulière des fusées éclairantes (qui étaient en fait un genre de feux de bengale très puissants et qui donnaient une lumière blanche éblouissante) vraisemblablement suspendues à un petit parachute. L'engin descendait doucement éclairant comme en plein jour la scène à mitrailler. D'autres avions arrivaient en piquet, en rase-motte dans un ballet incessant alternant des mitraillages et des largages de fusées. Les balles traçantes laissaient un sillage rouge rayant le ciel. Les balles explosives, au moment de l'impact, jetaient une gerbe d'étincelles et de feux. Le ballet des avions continuait, incessant, effrayant. On percevait le bruit des explosions, on voyait les nuages de fumée qui montaient en volutes dans le ciel clair. C'était apocalyptique. Cela se passait à deux kilomètres de la maison sur la route D 919 actuelle vers le village de Vieux-Manoir. Quelque temps plus tard, comme toujours, le lieu des événements nous faisait un but de promenade. La route restait le témoin des dégâts infligés aux Allemands. Sur des centaines de mètres, de chaque côté de la route, des dizaines de véhicules de toutes sortes calcinés, éclatés, en désordre indescriptible. La séance avait été très sévère.
Le même scénario s'était produit sur la route qui va de la mairie d'Yquebeuf à Rocquemont à environ un kilomètre, mais cette fois personnellement, je n'avais rien vu, ni rien entendu. Nous les enfants on devait dormir à poings fermés. Le raid s'était passé de nuit lui aussi ! On avait découvert l'épouvantable carnage le lendemain matin, car c'était un carnage. Les Allemands partaient en prenant tous les véhicules susceptibles de rouler. Les voitures à chevaux étaient encore légion à cette époque et dans ce convoi il y avait une quinzaine de chariots à quatre roues tirés par deux ou quatre chevaux. Ces chariots étaient remplis de toutes sortes de matériels chapardés au hasard des opportunités, mais surtout il y avait énormément de foin et d'avoine. Les Allemands étaient prévoyants, la route serait longue… Mais voilà, cette nuit-là, ils avaient rendez-vous avec la Royal Air Force. Comme à Vieux Manoir, les chariots étaient plus ou moins en travers des fossés, des talus. L'avoine fumait encore, quelques flammèches sautillaient par ci par là, une odeur âcre et persistante embaumait tout ce désastre. Un accordéon éventré gisait sur le sol, un spectacle de désolation ! Pour comble, le plus choquant, neuf chevaux avaient été tués, effondrés sur place, brellés dans les brancards ou couchés sur le flanc, les trous d'impact de balles très visibles. L'horreur ! Les allemands ont payé un lourd tribut dans cette opération de fuite en avant. On ne connaissait pas les bilans de ces mitraillages, il devait y avoir des morts et des blessés en grand nombre, mais personne n'en faisait état. En attendant, notre champ de bataille de la route de Rocquemont restait en l’état. A part un coup de Trafalgar comme celui-ci, il ne se passait rien, donc les chevaux et les chariots constituaient un centre d'intérêt, de curiosité et de promenade. jusqu'au jour où on nous interdit d'aller dans ce secteur. En effet, dans la journée, le soleil chauffait, les cadavres de chevaux entraient en putréfaction, ils commençaient à gonfler. Mouches et taons arrivaient eux aussi en escadrille. C'était devenu insalubre et dangereux pour la santé publique. M. le Maire, M. Lemarchand faisait des pieds et des mains afin que la Préfecture de Rouen envoie les services d'équarrissage pour enlever les cadavres. Mais avec la guerre, les services étaient bloqués. Il fallut attendre le dixième jour pour que les cadavres fussent enlevés.
Précédent l'année 1944, d'une façon générale, l'ambiance était sereine et bucolique. Monsieur' Lemarchand, Maire d'Yquebeuf pendant la guerre, qu'on appelait respectueusement « El Per Lemarchand » menait au mieux sa commune, il fallait naviguer entre les exigences des autorités, les restrictions infinies, les tickets d'alimentation, source de polémiques, mais distribués équitablement sous l’autorité de M. Lemarchand et le travail assez fastidieux de la secrétaire de mairie qui était aussi l'institutrice et aussi ma mère. Autant on pouvait se rassasier de poulets, lapins, moutons. autant les produits manufacturés étaient inexistants. Le sucre était devenu la saccharine, le café des grains de blé ou de seigle grillés dans une poêle, le chocolat inexistant, le savon un conglomérat d'un genre de pâte cendrée que mon oncle, chimiste, nous fabriquait et nous envoyait de Compiègne. Quand on rentrait dans une épicerie (à Cailly), je me demandais, moi, enfant, ce que l'on pouvait mettre dans autant de casiers vides. Monsieur Lemarchand, en fin paysan normand, resta toujours à distance des autorités d'occupation, il n'était pas sans deviner que dans sa mairie-école, il se passait des événements qui étaient proscrits par l'autorité allemande, mais il n'en dit jamais mot. En effet, les allées et venues des membres (secrets à l'époque) du B.O.A. de Seine-Inférieure (Bureau des Opérations Aériennes), malgré leur indispensable discrétion, pouvaient se faire remarquer. C'est peut-être grâce à l'intelligence de M. Lemarchand que nous sommes ma famille et moi restés en vie.
Dans la fraîcheur d'un matin d'été, vers neuf heures, deux camions remplis de soldats allemands s'arrêtent à la grille de l'école. Tout de suite, un Allemand se détache du groupe, muni de grappins aux pieds, monte immédiatement au poteau téléphonique, accroche une pince à chaque fil téléphonique et avec un appareil de campagne… écoute... Le groupe de soldats, environ une quarantaine d'hommes, descendent des camions, les ordres fusent. Les soldats, le fusil sous le bras, le canon pointé vers le sol, grenade à manche suspendu à la ceinture, en file indienne prennent le chemin jouxtant la cour de l'école. Nous, enfants, on enregistre ces images marquantes, inhabituelles mais insouciants de la gravité de la situation. Rétrospectivement j'imagine que le taux d'adrénaline de mes parents devait être au maximum ! Mes parents ont sûrement compris : ces gens-là sont venus pour enquêter, surveiller, jauger la situation. Deux officiers traversent la cour, demandent mon· père, l'invitent à s'asseoir sur la margelle du puits, au centre de la cour, situation physique et psychologique déstabilisante. Imaginez l'angoisse de ma mère ! Nous enfants comme toujours, on va, on vient, on joue, je restitue les images aujourd'hui comme si c'était hier. Des deux officiers, un seul pose des questions, en mauvais français, sur toutes sortes de sujets. Ce sont des officiers qui avaient, depuis le début de la guerre, beaucoup "bourlingué". Mon père, comme d'habitude, ne perd pas ses moyens. Il répond sans animosité, mentionne opportunément ses états de service de la guerre de 14, qu'il est né et a vécu à Paris. Que, compte tenu de son âge, ( 54 ans), il a été démobilisé en 1940 et il n'a pas été enrôlé dans les S.T.O. (service travail obligatoire) en Allemagne. Je ne me souviens pas de ce que pouvait faire ma mère pendant ce temps. Par contre, rétrospectivement, quand j'y pense, j'imagine qu'une angoisse incommensurable devait la dévorer, comment ne pas penser à ce que nous allions devenir ? Les Allemands allaient-ils emmener mon père, comment réagir ? Cela faisait maintenant une bonne heure que mon père était interrogé. Les soldats avaient fouillé partout, traversé en tous sens le bois de l'école à proximité. Certains soldats étaient repassés par la route de Rocquemont. Le "téléphoniste" était redescendu de son poteau, semble-t-il, sans avoir entendu de conversation suspecte. Soudain, le second officier, qui jusqu'à cet instant, n'avait pas dit un seul mot, se mit à parler dans un excellent français et raconta à mon père qu'il avait vécu à Paris quelque temps comme attaché de l'ambassade d'Allemagne. En fait, cette technique d'interrogatoire est bien connue des professionnels : pendant que l'un pose des questions, l'autre ne dit mot mais observe rictus, énervement, comportement, l'ambiance et l'environnement. Si l'interrogé manifeste un mal être, de l'agitation, c'est qu'il n'a pas la conscience tranquille et qu'il peut être suspect. L'interrogatoire se termina par une froide courtoisie. Les Allemands quittèrent les lieux. Mes parents en étaient quitte pour une peur colossale. Ils s'en souviendraient toute leur vie. Mais pourquoi un tel déploiement de moyens ? Est-ce que les renseignements concernant mes parents et fournis à l'occupant leur paraissaient importants ? Est-ce que des éléments de délation ne s'étaient pas corroborés sur le terrain. Était-ce pour faire un exemple d'intimidation pour la population ? On n’a jamais su la motivation exacte de la "visite" des Allemands. Bien évidemment, la cote d'amour de mes parents pour les autorités françaises collaboratrices, et par conséquent des occupants ne devait pas être d'énormément de sympathie. De plus, une famille athée était considérée par le "qu'en dira-t'on ?" et quelques paroissiens incultes comme une infamie. Cela pouvait inciter quelques individus courageux à la délation. Un soir d'été, presque à la tombée de la nuit, deux Allemands se présentent à la porte de la cuisine. Nous, enfants, on est prêts à aller se coucher, mais on profite encore de la quiétude de la soirée. En fait, ces deux Allemands veulent un lit pour dormir, et éventuellement le couvert. Ils semblent résolus. La discussion paraît difficile. Mon père ne parle pas l'allemand, c'est agaçant de ne pas arriver à se faire comprendre. Le ton monte. Toutes les chambres sont occupées. Moi et mon frère dans une chambre, Michel et Luc dans une autre chambre, mes parents dans la troisième. Et puis il y a de l’autre côté de la cour les nord africains cachés dans le grenier du cellier. Il n’est pas question que ces soldats dorment à la maison. Plus tard, on connaîtra des raisons supplémentaires et impérieuses : dans la chambre de Luc et Michel, une grande commode en chêne avec trois grands tiroirs remplis de vêtements qui dissimulent armes, chargeurs, grenades. détonateurs, explosifs prêts pour une future sortie nocturne. Michel comprend qu'au rez -de-chaussée, il doit y avoir un problème. Au lycée, il a appris de bonnes notions d'allemand qui lui seront fort utiles. Michel descend rapidement, avec, dira-t-il plus tard un revolver dans la poche (au cas où !!). Il s'agit de convaincre les deux soldats d'aller ailleurs, ce qui n'est pas du tout facile. De prétexte en prétexte, on n'a pas de lit...les enfants sont petits....il est trop tard...d'argument en argument un compromis est trouvé. Il existe une étable dans le pré voisin à une bonne centaine de mètres qui offrira calme et repos. Enfin les deux soldats acceptent. Michel et mon père les accompagnent pour leur montrer leur « chambre » et un bon lit de paille. Encore une fois, voilà une situation de sauvée, nous, les enfants on a été priés d’aller se coucher.
Mais voilà nos ""stratèges"" savent que débarquement a eu lieu, que l'arrivée des alliés n'est plus qu'une question de semaines, peut-être de jours. Le triumvirat, mon père, Luc et Michel décident que le lendemain matin, ils iraient faire prisonniers les deux serviteurs du Reich. Michel reste en appui, il est handicapé d'un bras : lors d'un jour précédent, nuitamment, lors d'un coup de main, il a pris une balle ennemie dans le poignet. Donc mon père et Luc, qui ne sont pas des enfants de chœur, iront à "l'assaut" de l'étable récupérer les deux soldats. On trouvera bien les moyens de les garder jusqu'à "l’arrivée des alliés ». Le lendemain matin, nous, les enfants sommes levés et batifolons déjà dans la cour. Il y a une légère brume matinale d'été, la journée va être belle, des moments où on se sent heureux de vivre. Mais on ressent une atmosphère fébrile, tendue. Ma mère qui sait, elle, ce qui va se passer, est inquiète. Mon père arrive armé d'un fusil, Luc le suit, une mitraillette sur le ventre. Ils quittent la maison, avec, diront-ils, quelques gâteries supplémentaires dans les poches. Ils prennent le chemin de la ferme, à l'époque libre d'accès. Ils longent la grande haie jusqu'à l'étable à une centaine de mètres. L'entrée côté pré, en façade, est barrée par une porte à deux demis battants, devant un important tas de fumier. Les soldats dorment encore. Mon père passe le premier, pousse précipitamment le battant du haut de la porte, crie à qui veut l'entendre "Mains en l'air " (Ce qui, à l’époque, compte tenu des deux guerres en commun, était du langage international ! ) ouvre le battant du bas de la porte,fusil armé à l'épaule criant toujours "Mains en l'air". Luc suit de près, met en joue les deux hommes. Un Allemand se lève et s'exécute, il a compris qu'il a en face de lui des gens déterminés. Le second Allemand se lève aussi en mettant en geste réflexe sa main à sa ceinture sur l'étui de son revolver, extrait son revolver. Un coup de feu éclate. Mon père a saisi le geste. Luc, à côté, rafale la moitié d'un chargeur sur le téméraire Allemand. Le militaire s'écroule, tué sur le coup. Ipso facto, l'autre soldat est devenu prisonnier de guerre et est promptement attaché les mains dans le dos. La scène s'est déroulée en tout juste trente secondes. Ma mère a entendu les coups de feu. Pour elle, de l'angoisse encore et toujours de l'angoisse. Mon père arrive en courant, réquisitionne quelques nord-africains, distribue pelles et pioches. Tout le monde repart très vite à l'étable. La guerre n'est pas terminée, les Allemands sont toujours dans la région et peuvent arriver à tout moment, cela peut être une question de vie ou de mort. L'urgence conditionne que le lieu de sépulture soit vite trouvé. Le tas de fumier est vite ouvert et servira de tombe jusqu'à nouvel ordre. Tout est remis en place autour et à l'intérieur de l'étable. Le prisonnier entouré des nord-africains arrive d'un pas rapide sur le chemin, je les vois de la cour de l'école. Les fourches sont à l'horizontale pointées dans le derrière du prisonnier ! Le pauvre Allemand doit croire son dernier quart d'heure arrivé. L'attitude des nord-africains ne laisse aucun doute sur ce qui peut arriver !!! Ils rentrent tous dans la cour, manifestement heureux du devoir accompli. L'opération s'est soldée par un mort ! C'est un allemand, mais si les événements avaient mal tourné, cela aurait pu être mon père ou Luc. II faut que la campagne redevienne calme, l'agitation doit se terminer, tout doit redevenir comme avant, comme si rien ne s'était passé. Il fait une belle journée, le bocage normand est magnifique, la température idéale d'un matin d'été. Le prisonnier est toujours entravé, blanc comme un linge, il vient de subir une sacrée secousse ! Il est adossé dans le cellier, hors de vue de la route. Mon père lui libère une main et lui propose un bol de lait que l'Allemand accepte. Le Sénégalais, qui lui aussi est toujours le témoin de la scène, trouve beaucoup plus que scandaleux d'offrir à boire à un Allemand. Notre africain estime que c'est une ignominie, il le fait savoir, gesticule bruyamment ce qui ne rassure pas du tout notre prisonnier. D'abord s'il n'y avait que lui, la tête du prisonnier aurait déjà roulé dans l’herbe ! Mon père calme ses ardeurs belliqueuses. L'allemand a compris qu'il ne faudra pas qu'il bouge une oreille. Mon père venait de nous prouver à quelques heures d'intervalle, que son souci n'était pas la barbarie, qu'il était humaniste malgré la nécessité impérieuse qu'il avait eu de tuer un homme de sang froid. Il faut aussi comprendre que cette génération sur le temps de deux guerres avait culturellement inclus la haine totale des Allemands. Plus tard, quand il y eut le rapprochement franco-allemand, ce fut pour mon père une déchirure. Mais avec le recul, c'était pourtant la bonne solution. Ce n'était pas le moment de laisser le prisonnier dans la cour de l’école. Il fut emmené manu militari dans le bois de l’école et attaché à un gros hêtre, sous bonne garde. Il resta quelques jours à Yquebeuf. Ma mémoire me fait défaut, je ne me souviens plus de ce qu'il advint de cet homme. Vraisemblablement, il alla rejoindre, à l'arrivée des alliés, le flot des prisonniers allemands. Quant à l’Allemand décédé, il fut exhumé plus tard et inhumé dans le cimetière de l'église de Colmare pour y avoir une sépulture décente. Cette histoire fut un épisode de l’histoire d'Yquebeuf marquant pour tous les protagonistes. Ainsi allait la fin de la guerre à Yquebeuf !
… Soudain un bruit énorme, deux avions se poursuivent dans le sens Yquebeuf Colmare, en rase-motte, ils sont à quelques dizaines de mètres de nous. Cela va tellement vite qu'il est impossible de capter qui est qui et qui fait quoi. On comprend que l'un poursuit férocement l'autre. Les derniers appareils construits à la fin de la guerre, tant allemands qu'anglais avaient fait d'énormes progrès tant en vitesse qu'en puissance... Les moteurs à hélice sont je crois turbo-compressés, les avions atteignent des vitesses de l'ordre de six cents à huit cents kilomètres heure... Quelques secondes plus tard, une explosion d'une très grande ampleur nous glace : un des avions s'est “crashé”. On saura rapidement que l'avion est tombé dans un champ derrière la ferme de M. Dujardin à Colmare. Plus tard, les adultes penseront que le pilote a évité les maisons ! Les jours suivants, nous irons voir le lieu du crash, en fait un trou énorme, un entonnoir comme on disait à l'époque pour décrire ces trous provoqués par des bombes. L'avion avait été pulvérisé, le pilote avait dû subir le même sort. On n'avait pas retrouvé une seule partie de corps humain dans les débris de métaux broyés, acérés, calcinés qui jonchaient le sol alentour sur une vingtaine de mètres et plus. Et puis il y avait ce trou béant énorme de quatre à cinq mètres de profondeur sur sept-huit mètres de diamètre. Encore une fois, un soldat, un pilote, était venu mourir à Yquebeuf, peut-être en ayant sauvé des habitants au péril de sa vie. Sur la base de départ en Angleterre, dans son livre, René Mouchotte, pilote de chasse raconte l'attente interminable des collègues sachant que leur copain ne rentrera jamais...
Rétrospectivement, sans en être certain, compte tenu de l'effet dévastateur du crash, on peut penser que l'avion tombé devait être chargé de bombes. Pour s'alléger dans la poursuite, il aurait pu larguer ses bombes, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?? Il aurait été plus rapide et plus manoeuvrable. Le pilote a-t-il voulu éviter un largage intempestif sur des civils ? Le poursuivant devait être un chasseur mais lequel était anglais, lequel était allemand ? Objectivement impossible de s'en souvenir mais mon chauvinisme et ma déduction penche sur le fait que l'allemand n'avait aucune raison d'être chargé de bombes, que le panache chevaleresque d'un pilote anglais lui commandait d'éviter de tuer des civils. Si tel est le cas...chapeau l'Anglais.
God save the queen et la Royal Air Force !!!!!!
La pression, la présence de plus en plus rapprochées des alliés avaient fait que les allemands avaient définitivement quitté les lieux. L'arrivée des Canadiens à Yquebeuf fut aussi un événement considérable. Dans la torpeur et la quiétude de l'été, chaque jour, la rumeur allait bon train, les informations aléatoires du bouche à oreille laissaient dire aux uns et aux autres : “Ils (les Américains) sont à Neufchâtel..... à Clères .....à Rocquemont…” En fait quand on a été certain qu'il n'y avait plus d'ennemis dans le secteur, des petits groupes se sont formés au carrefour de la mairie sur la route de Rocquemont car arrivait un détachement de fantassins Canadiens, à pied, en "ouverture de route". Ce que j'ai appris à faire aussi quinze ans plus tard en A.F.N. Cette tactique militaire consiste à envoyer des sondes humaines qui pénètrent en zone ennemie pour en évaluer l'importance, les emplacements etc, mais c'est un rôle éminemment dangereux, car il pouvait rester au détour d'un virage des groupes d'irréductibles, toujours prêts à faire le coup de feu. Aussi le comportement de ces Canadiens était loin d'être une attitude de cow-boys ou de GI'S, à grand renfort d'armes automatiques. Bien au contraire, on devait être début août et depuis deux mois que ces soldats battaient la campagne normande, ils avaient acquis à leur dépends déjà une solide expérience. Quelques-uns d'entre eux avaient laissé leurs vies dans le bocage normand à la sortie des plages devant des soldats allemands camouflés, placides, aguerris et déterminés. Ce groupe comptait une quarantaine d'hommes, une file de chaque côté de la route, espacés chacun d'une dizaine de mètres, l'arme prête à tirer, se surveillant mutuellement, l'œil aux aguets sur l'horizon. Ces garçons avançaient à pas comptés, prudemment, je vois encore dans ma mémoire leurs casques en demi-lune à bord plat, typique des casques anglais. Les Yquebois et Yqueboises commençaient à arriver, il y avait une espèce d'effervescence indéfinissable. Une bétaillère était arrivée, tirée par son cheval !!! Pourquoi faire ?? Les commentaires étaient nombreux et se voulaient efficaces. Les Canadiens paraissaient surpris et méfiants. Il faut dire qu'avec des restrictions de quatre ans, adultes et enfants étaient particulièrement mal fagotés, la ficelle servait de ceinture, le rapiéçage des pantalons et culottes, toujours disposé en damiers colorés inesthétiques, les chaussettes des enfants en tire-bouchons et pour couronner le tout de bonnes galoches crottées aux pieds. Les hommes avaient des barbes de huit jours, les dames des corsages fatigués. On était à la campagne. A cette époque, il n'y avait pas d'eau courante ni de robinet, la douche...c'était à la louche, au mieux tous les huit jours… Certains Yquebois avaient miraculeusement retrouvé leurs fusils de chasse et le portaient fièrement en bandoulière, d'autres étaient devenus subitement résistants. Mais dans l'ensemble les gens étaient très heureux, on allait revivre. Quelques-uns prévenaient le chef du détachement Canadien qu'il faudrait faire attention sur la route de Cailly peut être que des Allemands seraient là ! C'étaient de bonnes intentions. Puis soudain, une explosion, un coup de feu, la stupeur ! Un homme était monté dans sa bétaillère, avait accroché la gâchette de son fusil, heureusement le canon dirigé vers le sol ! On en était quitte pour la peur et... un trou dans le plancher de la remorque ! Il y avait, en principe, quatre ans que le monsieur n'avait pas utilisé son fusil, il avait oublié les consignes élémentaires de sécurité…
Les Canadiens s'éloignèrent sur Cailly. Puis arriva ce jour-là et les jours suivants le gros de la troupe, des engins de toutes sortes, tout nouveaux pour nous, des formes étonnantes, des véhicules bizarres, en grand nombre, des transports blindés de troupe chenillés, des canons, des mitrailleuses en affût sur des jeeps, le ronronnement typique des moteurs de jeeps… un régal et cette odeur d'essence que l'on trouvait excellente ! En fait, on était devenu amoureux de l'armée comme un jeune homme qui magnifie le parfum de sa fiancée. Cette fois, c'était vraiment la Libération. On en prenait plein les yeux. La puissance et le matériel de cette armée nous laissaient admiratifs. Les camions GMC, avec leurs doubles ponts, leurs doubles essieux passaient aux yeux des adultes pantois pour la quintescence de la mécanique. En France, il y avait une pénurie d'essence depuis de nombreuses années, mais le contraste était saisissant, les alliés faisaient un gâchis d'essence colossal. Tous les véhicules militaires étaient équipés de multiples cases où fixer un jerrycan ; quand il était vide ou presque, il était jeté dans la nature. C'est ainsi qu'à l'automne 44, les enfants furent conviés par les autorités à aller ramasser les jerrycans pour les stocker dans la cour de l'école où prétendument, une récompense serait attribuée aux enfants. (C'était le premier mensonge d'Etat que j'avais à subir, car on ne vit jamais rien arriver ! ). Par contre, le soir et le jeudi on parcourait la campagne pour ramener les bidons à l'école. Il y en eut bientôt des centaines, des murs de jerrycans empilés dans la cour. Quelque temps plus tard, un camion vint prendre livraison des jerrycans cela n'a pas dû être perdu pour tout le monde ! L'armée britannique était pratiquement entièrement motorisée. Il passa sur ce petit bout de route pendant des jours et des jours un matériel militaire considérable qui rejoignait le front et l'est de la France pour approvisionner en toutes sortes de choses nécessaires à la troupe. Bien évidemment, cette route n'était pas la seule à être utilisée par cette armée mais la quantité colossale de matériels débarqués nécessitait que l'on utilise absolument toutes les routes, même les plus petites. C'est pourquoi Yquebeuf a vu passer à cette époque le plus grand défilé militaire de tous les temps. Le défilé du 14 juillet aux Champs Elysées,à Paris, ne peut en être qu'un très pâle reflet !
Après les passages obligés sur quelques ponts provisoires sur la Seine, entre Rouen et Tancarville, cette troupe se dispersait sur toutes les routes disponibles et Yquebeuf ne pouvait être que sur un de ces passages obligés dans l'axe Ouest - Nord - Est. Quelques mois plus tard, les alliés ont carrément créé un sens unique (la Red Ball Highway) qui partait des ports provisoires de déchargement des bateaux jusqu’à l’approvisionnement des troupes, en utilisant routes et nationales en enfilade de façon à accélérer les livraisons et éviter les accidents. Au fur et à mesure que le front avançait, les troupes de soutien et d'intendance suivaient, ce qui générait encore l'arrivée de soldats et de matériels, notamment des convois à n'en plus finir de camions-citernes d'essence. Ces milliers d'engins consommaient des quantités astronomiques de carburants, un half-track utilisait jusqu'à cent litres de carburant aux cent kilomètres… et ce n'était pas le moindre. Après que le front se fut stabilisé dans les Vosges et en Alsace, Yquebeuf et Colmare devinrent parmi d'autres villages dans l’automne et l'hiver 44/45, des camps militaires de stationnement des troupes. Les prairies de Colmare et d'Yquebeuf furent envahies par des dizaines peut être une centaine de tentes kakis, chacune pouvait loger une quinzaine d'hommes. Cela engendrait pour ces militaires, toute une organisation. Nous, les enfants, on circulait à travers ce labyrinthe, on était très bien tolérés, voire récompensés par quelques friandises dont nous raffolions. On devait rappeler à ces soldats leurs enfants qu'ils n'avaient pas vus depuis de très nombreux mois. Pourtant compte tenu de notre dégaine, on devait ressembler à des petits miséreux, les rares photos de l'époque, en témoignent, ce qui suscitait la compassion et la gentillesse des soldats. Nous nous sommes quelquefois retrouvés avec une gamelle dans la main, à suivre une file de soldats à la popote mobile qui diffusait fumée et senteur de graille anglaise. Je me souviens avoir reçu un bout de bœuf bouilli dans une sauce rougeaude, dont le goût, pour nous petits normands, nous était complètement inconnu. Pendant l’hiver qui suivit, l'ambiance chez les soldats n'était pas réjouissante, le froid, les jours très courts, l'humidité, la boue qui envahissait leur campement, les chemins en ornières, tout cela contribuait à la tristesse. Aussi, je ne sais pas qui en avait eu l’idée, pour donner à quelques-uns un peu de réconfort, ma mère quelquefois leur préparait le soir à la maison, une omelette d'enfer avec un bon coup de cidre. C'était une ambiance particulière : il faisait nuit, l’électricité n'avait pas été rétablie, on allumait les bougies, sept ou huit soldats arrivaient, s'entassaient dans la salle autour de la table, chacun sortait du blouson sa participation, qui une savonnette, un autre du chocolat ou une boîte de conserve ou des cigarettes. La cuisinière à bois chauffait à plein régime pour cuire les omelettes et réchauffer tout le monde. On sentait que ces gens étaient heureux de retrouver un instant une ambiance familiale, et surtout ils en avaient ras la gamelle.
En bon fouineurs, nous les enfants, avions repéré dans un coin de prairie une installation qui nous avait intrigués : il s'agissait des feuillées, en fait les “toilettes de campagne”, domaine fort intéressant, vous l'aviez deviné ! En fait, les toilettes de campagne étaient dissimulées derrière des branchages, pourvus d'un trou dans le sol traversé par une planche. Quand le trou était plein, l'ensemble changeait de place comme un escargot qui emmène sa cabane ! C'est ainsi que pendant plusieurs mois, des centaines de soldats bien malgré eux, sur le finage de Colmare et Yquebeuf, ont rejeté beaucoup d'eaux usées et pollué les eaux du village… On en a eu confirmation après leur départ. Courant 1945, plusieurs cas de méningite se déclarèrent chez les enfants d'Yquebeuf. La situation était grave, les consignes drastiques d'hygiène furent conseillées. L'école d'Yquebeuf fut fermée pour éviter la contamination. Des agents des services de la préfecture sont venus pour désinfecter la classe, d'abord en colmatant à l'intérieur, portes et fenêtres, puis en déposant sur le sol des fumigènes allumés dégageant chlore ou soufre. La classe fut envahie du sol au plafond d'une fumée épaisse, censée tuer tous les miasmes fautifs. Cela dura deux ou trois semaines, des vacances forcées. Mais pendant ce temps, des enfants luttaient contre la maladie et généraient bien des soucis. A cette époque les soins n'étaient pas très efficaces, une des fillettes resta longtemps alitée et en garda des séquelles.
Ma mère, patriote dans l'âme, pour honorer les Alliés, nous avait cousu sur l'habit du dimanche, cet écusson que nous, enfants, arborions fièrement. C'était rendre hommage aux Alliés et c’était aussi une forme de pédagogie du devoir de mémoire. La Croix de Lorraine symbolisait l'hommage aux Résistants.
Région Haute Normandie:
++ Seine Maritime: Lt-Colonel Michel MULTRIER (polytechnicien et officier)
Chef de la FORA de Seine Inférieure.
Effectifs Résistance : = 15/10/43, 3800 hommes et femmes
= 01/06/44, 10330 hommes et femmes
=20/06/44 Les FFI disposaient d'environ 2500 hommes mal armés, qui provenaient des FTP, de L'ORA, du BOA et de LIBÉ-NORD. Jusqu'au 2 septembre, les pertes allemandes sont chiffrées par Multrier à 625 Tués et 8649 Prisonniers, du 6 Juin au 13 Septembre.
Les pertes FFI furent de 149 tués et 97 blessés. Le général Américain Eisenhover estima l'action général des FFI à l'équivalent de 15 Divisions.
Le 11 Novembre 1953 , à Gournay en Bray, devant le Monument aux Morts, en présence des Autorités et des Anciens Combattants:
Mes Parents furent solennellement décorés,
« de la Médaille de la RECONNAISSANCE DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE »
'''' CITATION ""
Mr et Mme POHU au péril de leurs vies, ont hébergé et donné asile aux Officiers et agents de liaison du Bureau des Opérations Aériennes aux ordres du Capitaine RENAUD pendant les derniers mois de l'Occupation. La tête de ces Officiers était mise à prix, Mr et Mme POHU ont fourni tous les éléments nécessaires tant à leur camouflage qu'à leur subsistance et à leur logement, leur permettant de mener activement et sûrement les missions dans le plus grand secret. Enfin ils ont camouflé et hébergé neuf soldats algériens et marocains qui, prisonniers de l'ennemi, s'étaient évadés. « de la Médaille de la RESISTANCE DE LA NATION POLONAISE »
décernée par la République Démocratique Polonaise
"" CITATION ""
Pour le motif d'avoir. en zone occupée par l'ennemi, recueilli le 16 avril 1944, sauvé, hébergé, soigné trois Soldats Polonais, prisonniers de guerre évadés dont un grièvement blessé par une grenade.