Thomas Poirier

Philosophie

Cours n°1

Septembre - octobre

Sens et signification

Notions étudiées : langage - vérité - art

Le fil conducteur.

Il s’agira dans ce premier cours de s’interroger sur ce qui définit le rapport spécifiquement humain au monde qui nous entoure, par le biais de la faculté singulière qui est la sienne de le nommer, de l’organiser et parfois de le produire (on verra comment) : à savoir le langage.

Quelle est la fonction du langage ? N’a-t-il pour sens que nous permettre d’habiter le monde ? Ou bien peut-il nous permettre d’accéder à une certaine connaissance ?

Si ce cours s’ouvre sur la question du langage, c’est parce qu’elle apparaît centrale dans tout questionnement philosophique qui est d’abord questionnement par les mots, voire questionnement des mots eux-mêmes. Savoir manier les mots, les sens, connaître leur nature et leur mode de fonctionnement, c’est se donner les clés de l’apprentissage de l’analyse et de l’argumentation, qui sont également les principaux requisits pour pouvoir maîtriser l’exercice de la dissertation philosophique. C’est également comprendre les exigences propres à l’exercice de l’explication de texte, autrement la capacité de fournir, à la fois par l’attention à sa logique propre et le recours aux éléments pertinents de contexte, les éclairages indispensables à la compréhension de ce qu’on lit.

En d’autres termes, il va s’agir par ce premier cours sur la question du langage, d’apprendre à lire (et a ecrire) de la philosophie : à distinguer, à resituer, à contextualiser et à expliciter des notions complexes et d’un abord abstrait. Nous emprunterons parfois des chemins ardus, qui se révéleront déconcertants. Mais nous tacherons toujours, afin de nous faciliter la tache, de nous interroger sur le sens même des abstractions que nous rencontrons : pourquoi est-ce que telle notion nous paraît abstraite ? Comment faire pour nous la rendre plus accessible ? Comment nous ménager un chemin vers sa compréhension ? De quel pallier intermédiaire avons-nous besoin pour pouvoir la saisir, pour nous la rendre familière ? Quels sont les moyens qui s’offrent à nous pour leur donner corps ? Pour les rendre, d’une certaine manière, tangibles, palpables, incarnées ? C’est pourquoi cette réflexion sur le sens se complètera naturellement d’une introduction à l’univers du mythe, de la métaphore et de l’allégorie.

La distinction sens / signification

Ces deux notions seront centrales. Le langage, c’est d’abord la capacité proprement humaine à signifier. C’est à dire à exprimer un message porteur de sens. A quelles conditions alors le langage peut-il prétendre signifier ? Qu’est-ce qu’un signe doit posséder pour pouvoir produire un sens ?

Si cette question prend un sens particulier en introduction d’un cours de philosophie, c’est que la nature du langage dans sa relation avec la vérité nous apparaît duale : il est à la fois ce par quoi la vérité peut se manifester (un énoncé vrai vs un énoncé faux) et ce qui, au contraire, peut nous faire commettre des erreurs.  Par le langage, je peux dire le vrai, mais je peux aussi fabriquer des illusions. Certains philosophes ont pu d'ailleurs avancer que de nombre des questions métaphysiques qui se posent à l’homme trouvent leur solution quand on comprend qu’elles reposent sur un mauvais usage des mots. C’est là ce qu’on appelé le “tournant linguistique” de la philosophie. Comment le langage peut-il ainsi nous abuser ?

Examinons un exemple : l’analyse bergsonnienne de la célèbre question de Leibniz : “Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?”. Elle pose une alternative entre deux possibles : quelque chose, à savoir le monde, et rien, l’absence de toute chose. Aux dires de Bergson, il s’agit en réalité d’une fausse alternative : selon le philosophe français, le “rien” n’est autre qu’une illusion langagière. Autrement dit une vue de l’esprit, construite artificiellement à partir de l’idée de vide. Le rien n’aurait pas plus de réalité qu’une licorne ou un cercle carré, autres créations que permet le langage mais qui ne sont pas réelles, au sens où elles ne se trouvent pas dans la réalité (elles ne “sont” que dans les esprits humains qui les créent). 

Comprendre de quelle manière la nature du langage humain lui permet de fabriquer des artefacts purement intellectuels tout autant que de nommer les choses qui sont, tel sera l’enjeu de ce premier cours, qui nous donnera l’occasion de croiser quelques unes des grandes notions de la philosophie classique : la métaphysique, la nature, l’ontologie.

Quel est le critère de la distinction entre sens et signification ? On peut l’approcher ainsi :

"Pour certains [linguistes], qui fondent la distinction sur l'opposition de l'intension et de l'extension, le sens d'un signe correspond à l'aspect intensionnel du concept alors que 'la signification (...) d'un signe représente l'aspect extensionnel d'un concept (...). Si (...) on parle des significations possibles (des denotata) du signifiant ville ou town, on pense précisément à une certaine ville, ou à plusieurs villes, ou à toutes les villes' (H.-E. Breckle, Sém., 1974, pp. 44-45). Pour d'autres, plus nombreux, la distinction repose sur des oppositions telles que langue/discours ou type/instance. Ainsi : 'La signification relève de l'énonciation et de la pragmatique ; elle est toujours liée à la phrase' (Alain Rey, Sémiot., 1979), ou : 'L'énoncé: Donne-le-moi a toujours la même signification, mais son sens varie pour chaque énoncé, selon le lieu, le temps, les interlocuteurs, l'objet visé' (Georges Mounin, 1974, s.v. sens), ou encore, en permutant les termes de l'opposition : 'La phrase 'C'est réussi' véhicule l'idée de « résultat favorable ». Pourtant, prononcée dans certaines circonstances et avec une intonation particulière, le sens littéral de « réussite » disparaît totalement au profit de la « signification », exactement contraire de « revers » ou d'« échec »: c'est réussi ! (Robert Martin, Inférence, antonymie et paraphrase, 1976, pp. 16-17)." 

Retenons pour l’instant que la signification d’un donné peut en théorie se déduire entièrement de ce donné lui-même. Le sens, lui, requiert le recours aux éléments de contexte. Analysons par exemple la scène d’un enfant réclamant un bonbon et qui fait un caprice retentissant lorsqu’on lui refuse. La signification, c’est une demande contrariée et la protestation qui s’en suit. La réaction de frustration s’explique par le refus de la mère. Pourtant cette explication factuelle n’épuise par elle-même l’ensemble du sens d’une telle scène : elle ne permet pas de la comprendre dans sa complexité. Pour ce faire, il faut recourir à des éléments de contexte : la complexité de la relation parents-enfants, la psychologie singulière de l’enfant, son désir d’attention, de reconnaissance d’attention etc. Le contexte apporte alors à la scène les éléments d’éclairage qui contribuent à lui donner sens.

Nous pouvons nous appuyer sur un autre exemple, le commentaire d’un poème. Pas plus que dans l’exemple précédent il ne s’agira d’épuiser la totalité des éléments de sens - c’est, on le verra par la suite, la nature de la poésie que d’être indéfiniment commentable. Mais cela va nous permettre de distinguer entre ce qui produit du sens par lui-même et ce qui prend du sens avec l’éclairage du contexte. L’analyse qui suit est celle du linguiste George Mounin dans son livre “Avez-vous lu René Char ?” :

J’imagine qu’on trouverait, dans le journal intime de n’importe qui, à la date du 3 septembre 1939, une note dans le genre de celle que je compose ici : « Ce matin l’aube était merveilleuse. Le ciel s’ouvrait littéralement. De tous ses rayons rasants, le soleil traçait une perspective éclatante, comme pour une entrée triomphale. Seules, à la surface de la brume éclairée, pointaient les cimes des choses, arbres, maisons, collines. Et l’étendue tout entière avait l’air d’une grande ville dont on n’aurait vu que les toits. Dans le cerisier du jardin, le loriot chanta. Je perçus d’un seul coup, physiquement, la signification pour moi de la guerre déclarée. Ce ne fut qu’un instant : cette lumière et ce chant –la voix du loriot comme le son même de la lumière, la trompette des longs rayons- suffirent à me faire sentir la vie dont je venais d’être exclu. Notre lit m’apparut comme un monde à jamais révolu. Je tirai la couverture, la vue de ce lit ouvert me déchirait. Le temps d’un éclair, mon désespoir fut exactement celui d’un homme qui sait qu’il va mourir. »  Tout ceci est parfaitement clair, avec un peu de sympathie le lecteur arrive à concevoir sans peine l’émotion dont il s’agit. Mais le poète écrit :

                                                   LE LORIOT

                                       (3 septembre 1939)

                        Le loriot entra dans la capitale de l’aube.

                            L’épée de son chant ferma le lit triste.

                            Tout à jamais prit fin.

                Le problème ne se pose pas au poète de choisir entre le premier et le second texte. Il est poète, il écrit le second. Mais quel lecteur soutiendrait que, pour demeurer accessible, il fallait n’écrire que le premier ? Il faut ou transmettre physiquement, par n’importe quel moyen, l’émotion que le premier texte analyse et décrit seulement, ou se taire.

                Ou le poème contient cet intransmissible autrement, et alors il finira bien par rencontrer son lecteur ; ou bien il ne contient pas cet intransmissible autrement, il ne saurait par conséquent le transmettre, et tous les commentaires du monde ne sauraient  l’y faire trouver.

                Tel est le risque de la poésie, que le lecteur doit accepter comme une garantie même d’authenticité. Le poème est quelquefois hermétique, parce que la poésie est ce qui serait autrement ineffable.

La métaphysique et la question du sens.

Les objets de la métaphysique, par définition (meta => au-delà; physique => nature) ne se rencontrent pas dans la nature - il ne peuvent faire l'objet d'une expérience. Ils peuvent donner du sens a ce qui se trouve dans l'expérience sans qu’eux-mêmes ne se donnent dans l'expérience. Appuyons-nous sur l’exemple de l'idée de Dieu conçue comme causa sui. A savoir comme à la fois comme première cause - autrement dit comme origine - du monde et comme cause d'elle même. Le concept de Dieu ainsi construit par les classiques (a la suite d'Aristote) supplée à un inexpliqué,  un défaut de sens,ou, pour le dire de façon imagée, un "trou" dans la rationalité - ici la régression a l'infini dans la série des causes. Aristote fait appel a la notion de première cause pour pouvoir donner sens a ce qui existe. Sans l'idée de cette première cause, on ne peut s'expliquer la création du monde. Ni d’ailleurs sa finalité.

Quelques définitions

Le langage comme faculté; la langue comme système de signes; la parole comme mise en oeuvre de la langue.

Eclairages :

Eclairage : l’approche structuraliste. Elle trouve son origine dans l’étude synchronique du langage initiée par Saussure. Elle reçoit des applications dans un grand nombre de domaines d’études : l’anthropologie (not. Claude Levi Strauss); la psychanalyse (not. Jacques Lacan, “l’inconscient est structuré comme un langage”); l’histoire (F. Braudel)... Exemple d’approche structurale appliquée aux modes d’organisation sociale : la structure familiale dans les différentes sociétés humaines. La figure paternelle n’a aucun sens “naturel” (en elle-même, indépendamment de tout contexte culturel) mais elle prend du sens dans une société structurée autour de la cellulle familiale.

Eclairage 2 : La définition d’un signe comme rattachement au général voisin + difference caractéristique. Ex: homme = animal politique; fauteuil = genre de chaise avec des accoudoirs. Ce qui nous définit : à quoi on se rattache + qu’est-ce qui nous différencie ?

La langue comme système de signes peut exprimer la totalité du réel.

La question de la diversité des langues. Que perdrions-nous en perdant une langue ?

L’hypothèse de Sapir Whorf : « Le fait est que la "réalité" est, dans une grande mesure, inconsciemment construite à partir des habitudes linguistiques du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde avec d'autres étiquettes. »

Jacques-Louis Dorais, ethnologue canadien spécialiste des Inuits, recense 25 variantes du mot neige dans la langue Inuit. Ce n’est pas une légende (cf. liste plus bas). Mais on ne doit pas non plus sur-interpréter cet exemple : il ne fait que constater que plus on est familier d’un environnement, plus on est attentif à des nuances que d’autres langues ne font pas. Et que les langues reflètent le rapport au monde singulier de chaque communauté linguistique. Cela ne signifie pas qu’il y a une réalité que seuls les esquimaux sont capables de voir. Cela signifie qu’il y a une réalité que nous ne voyons pas parce que nous n’avons pas l’habitude de la voir. Il est naturellement possible à un esquimau de faire percevoir à un étranger les nuances de la neige et d’apprendre à les nommer : cela suppose pour l’étranger de faire l’effort d’apprendre à distinguer ce qui se donne d’abord comme indistinct. Apprendre une langue, c’est apprendre à apercevoir des différences ou des points communs entre les choses, différences ou point communs qui nous échapperaient autrement.

neige-inuit.jpg

Autres exemples, plus proches de nous :

Le schéma de Jakobson sur les fonctions du langage.

fonction expressive (expression des sentiments du locuteur)

fonction conative (fonction relative au récepteur)

fonction phatique (mise en place et maintien de la communication)

fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur)

fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message)

fonction poétique (la forme du texte devient l'essentiel du message)

Caractéristique du langage humain vs les communications animales.

Quelques distinctions de Benveniste sur le “langage” des abeilles (1950) : univocité du signe, absence de dialogue, pas de construction d’un message à partir d’un autre message, focalisation sur un objet unique : la nourriture, pas de double articulation (des phonèmes et des sèmes) etc. Le “langage” des abeilles ne serait donc qu’un “code de signaux”. Critique de Dominique Estel (2005) : la distinction est plus difficile car on retrouve chacune de ces caractéristiques au moins dans une espèce animale (même le maniement des métaphores !). En revanche aucune communication animale ne rassemble en elle seule l’ensemble des caractéristiques du langage. On peut donc seulement dire que le langage permet de parler d’indéfiniment plus de choses que n’importe quelle communication animale et selon des modalités sans équivalent chez ces dernières. Il est illusoire d’essayer de retrouver le langage chez les animaux. Ils n’ont pas le même appareil sensoriel, et pas les mêmes besoins relativement à leur relation avec leur milieu naturel (ex du test du miroir chez les chiens : la vue n’est qu’un sens accessoire vs l’odorat). En revanche ces recherches ont permis de révéler à quel point les modes de communication animale peuvent s’avérer sophistiqués dans leur propre ordre.

Conclusion

 

La logosphère : l’instrument de la maîtrise humaine sur son environnement. C’est la fameuse “zone mitoyenne entre les choses et nous” évoquée par Bergson. Le “plan d’abstraction” qui nous permet de sélectionner les signes, de les créer et de les combiner en fonction de nos besoins. Nous nous mouvons dans le langage comme dans un milieu symbolique, un monde de signes. Ce plan d’abstraction permet de dessiner à l’avance des actions complexes. La double articulation des monèmes et des phonèmes et la complexité illimitée qu’elle permet apparaît alors comme la condition de la réalisation d’un langage proprement humain.

Controverse

Approche rationaliste (Platon, Hegel) ou empirico-vitaliste (Nietzsche, Bergson) : quel sens donner au langage ?

TEXTE 1 : Platon

" Socrate : dis-moi maintenant, étranger, poursuivra-t-il, ce que c’est que cette beauté

Hippias : le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ?

Socrate : je ne crois pas, Hippias, il veut savoir ce qu’est le beau

Hippias : et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ?

Socrate : tu n’en vois pas ?

Hippias : je n’en vois aucune

Socrate : il est évident que tu t’y entends mieux que moi. Néanmoins, fais attention, mon bon ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau.

Hippias : (…) le beau, c’est une belle fille

(…) Socrate : permets, Hippias, que je prenne à mon compte ce que tu viens de dire. Lui va me poser la question suivante : " allons, Socrate, réponds. Toutes ces choses que tu qualifies de belles ne sauraient être belles que si le beau en soi existe ? ". Pour ma part, je confesserai que, si une belle fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses. "

Platon, Hippias majeur, 287c

TEXTE 2 : Hegel

"C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d’une forme qui contient aussi le caractère de l’activité interne la plus haute. C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée. Mesmer en fit l’essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l’est aussi lorsqu’il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses."

HEGEL, Philosophie de l’esprit

TEXTE 3 : Nietzsche

"Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques, et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. Aussi certainement qu'une feuille n'est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l'abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s'il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait "la feuille", une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient plissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu'aucun exemplaire n'aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle."

Nietzsche, Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral (1873) (in Le livre du philosophe, GF)

TEXTE 4 : Bergson

"Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage, car les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui­-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est­-ce bien notre sentiment lui-­même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-­mêmes."

Henri Bergson, Le rire