Tu sors de six intenses heures de cours. Six heures à avoir contemplé le jardin de SciencesPo à travers ta fenêtre, à avoir suivi des yeux les nuages et les oiseaux sur fond de ciel grisâtre. Six heures à avoir épié tes camarades, ceux que tu connais et ceux que tu ne connais pas, surtout ; et à avoir écouté le cours, un peu, d’une oreille distraite. Parce que tu avais sommeil à 8h. Parce que tu avais envie de profiter du beau temps à 10h. Parce que tu avais faim à midi. Et maintenant tu es libéré. Enfin, pas totalement, puisque tu reprends les cours ce soir, à 19h. Mais à présent, il est 14h30, il est l’heure de manger. Juste avant d’aller, comme tous les jours, à la cafétéria en courant dans le but d’acquérir le précieux, habituel mais très convoité panini bacon-chèvre, tu tournes la tête vers l’extérieur. Un soleil éblouissant. Il ne fait pourtant pas chaud, non, puisque c’est l’hiver. D’ailleurs, les trottoirs parisiens sont couverts de neige. Mais il n’y a rien de tel que ce mélange des éléments. Les rayons du soleil ardent venant déshabiller délicatement les toits et les rues de leur aigre manteau blanc. Tu as plus de quatre heures devant toi. Tu décides de jeter un coup d’œil dans ton agenda. Puis tu y renonces. Inutile, tu sais bien tout le travail qui t’attend. Malgré cela, procrastination oblige, tu prends le chemin de la sortie de SciencesPo. Tu es un jeune provincial qui n’a vu de Paris que la Tour-Eiffel, le Sacré-Cœur, les murs de SciencesPo et le bar à pates « Nooi ». Ou « nouilles », peut-être. Tu n’as jamais su comment ça se prononçait. Bref, il est temps d’en voir un peu plus.
Tu es face à la librairie. Tu tournes à droite. Un brin de chaleur te caresse la joue. Tu es souriant, tu es heureux. Tu tournes de nouveau à droite. Tu longes les magasins les plus chics de Paris. The Kooples, Armani. Poussé par la curiosité tu penches la tête au-dessus des vitrines pour regarder les vêtements. Et leur prix. Ton sourire s’estompe instantanément. Tu tournes à gauche, pour traverser la rue. Tu manques de te faire écraser. Deux fois. Pourtant le feu est vert, pour les piétons. Tu continues tout droit. Rue Bonaparte. Tu penses à ton cours d’histoire du premier semestre de première année. Tu aperçois le Musée Eugène Delacroix. Tu repenses à ton cours d’histoire du premier semestre de première année. Tu continues, droit devant. Tu marches, pas à pas. Tu entrevois une boutique Ladurée. Ton pas ralentit, ton regard s’accroche à la pyramide de macarons de toutes les couleurs. Tu dépasses la boutique. Tu t’arrêtes. Tu fais marche arrière, sors ton portefeuille. Tu soupires. Et finalement, tu rentres dans la boutique, pour acheter un macaron. Juste un. Petit. Tu repars avec une boite. Tu te dis que tu feras la grève de la faim pour le prochain mois à venir. Tu repars. Quelques mètres plus loin, sur ta gauche, se trouve l’Académie Nationale de Médecine. Tu penses aux étudiants en médecine. Tu retrouves sourire. Tu relativises. Tu te dis qu’il y a plus à plaindre que toi. Un peu plus loin, l'École des Beaux-Arts. Puis la Seine. Tu es à deux pas du pont des Arts. Tu te trouves un petit banc, et, en dégustant tes macarons, ton esprit s’évade, de longues minutes durant. Tu contemples l’eau, passée à certains coins de l’état liquide à l’état solide. Tu restes un long moment devant ce paysage hivernal. Trente minutes. Une heure, peut-être. Tu te sens vivant.
Nina M.
Tu quittes ton école. Un lieu étrange qui t’enchantait avant même que tu le connaisses, désormais dissous dans ton quotidien. Alors que tu avais l’impression de rentrer dans un lieu sacré il y a quelques mois tu y es aujourd’hui plus qu’indifférent tant tu le côtoies.
Mais cet endroit où tu travailles et étudies n’est pas la seule chose que l’on pourrait résumer ainsi. Tout ton quotidien n’est que banalité.
Les vitrines que tu observes entre le moment où tu quittes Sciences Po et ton arrivée à la station de métro à Saint-Germain des Prés, le sourire que tu esquisses et qui s’accompagne d’un rire intérieur narquois tant les chaussures en vitrine, en peau de crocodile et plume de je ne sais quel autre paon ne provoquent en toi que du rire et de la moquerie. Cette rue, tu la parcours tous les jours, et quelque part tu ressens tous les jours la même chose en passant. Par exemple tu te demandes comment il est possible de mettre 570 euros dans des chaussures qui te font penser à Chuck Bass. Oui, tu connais les prix, oui Chuck Bass de la série Gossip Girl. Il fut en effet un temps où tu as été assez crédule pour regarder ça, pour vivre un peu dans l’illusion de ces personnages, des adolescents de 18 ans qui dépensent tous les mois plus que ce que tes parents gagnent.
Bref, cette partie du boulevard Saint-Germain tu la connais mieux que ta poche, pour preuve le fait que tu sais même quels coins les chiens affectionnent et donc quel coin éviter. C’est très énervant parce qu’en effectuant ce chemin, il n’y a pas de découverte. Si, il y en a eu une lorsque tu as entrevu Brigitte Bardot en terrasse du café Armani. Par ailleurs, pour lutter contre cela, tu as mis au point un subterfuge car tu es malin. En effet tu te permets la fantaisie de temps à autre d’attendre que le bonhomme passe au vert pour prendre le passage piéton et pouvoir te payer le luxe de faire le trajet sur le trottoir d’en face. Une fois arrivé à la station, tu n’attends jamais plus de 3 minutes ce qui t’enchante assez, tu te félicites que le métro de Paris soit aussi efficace, et ce tous les jours, oui tous les jours tu te fait la même réflexion. Tous ces lieux sont habités par tes pensées et interrogations. Là, tu lis le journal où tu écoutes ton iPod tout en observant les gens, cas échéant tu mets assez fort de la minimale ou de la deep, une petite mélodie sympa qui t’accompagne durant 5 stations et qui te donne franchement envie de retourner à Berlin. Tu préférerais tout de même être dans le métro aérien, le paysage y est jolie et l’oppression moins importante.
C’est alors que tu descends aux halles. Bien entendu tu t’es mis dans le wagon qui te mènera jusque devant l’escalator qui t’emmène vers les écrans affichant les horaires du RER. Comme à ton habitude, tu cours ou du moins tu marches vite, et tu as même parfois l’impression de jouer au rugby tant tu crochettes et évites. Tu as beau avoir tout ton temps, tu es pressé. C’est du moins ce que tu crois, en réalité, tu fuis sûrement cette véritable chienlit que sont les transports. Tu prends ensuite le RER A en direction de Saint-Germain-en-Laye et tu es bien content de ne pas habiter sur la ligne B, sinon tu serais sûrement dépressif. Dépressif à force de passer plus de temps dans le train qu’à SciencesPo. Là tu en as pour 20 minutes. Auber, Étoile, La Défense, Nanterre, Reuil Malmaison... Chacune de ces gares te fait penser à des choses différentes. Quand tu passes à l’université de Nanterre par exemple tu penses nostalgiquement à tes potes du lycée et tu as même temps un peu de peine pour eux non pas parce que cette fac n’est pas un bon établissement mais parce qu’elle ressemble à une cité.
Tu commences à très sérieusement avoir marre des 5 ou 6 sans abris que tu croises quotidiennement et qui te servent le même discours. C’est horrible à dire mais c’est pourtant ce que tu ressens quand tu les vois.
Gaspard V.
Tu sors de la pesanteur étrange de la rue Saint-Guillaume. Tu regardes le ciel dégagé et tu te persuade que c’est une belle journée. Tu te retrouves sur le boulevard inondé de voitures et de badaud qui errent dans cette ville singulière. Tu marches sans réel but. Tu as la volonté de faire partie intégrante de cette ville, qui t’effraie mais en même temps te fascine. Tu y croises les même personnes, la même frénésie de ces passants anonymes. Tu passes devant une boutique qui au premier abord te parait plutôt banale. Tu t’y intéresses plus précisément et tu remarques que réside à l’intérieur de cette boutique une atmosphère particulière. Cette atmosphère crois tu, rompt avec l’atmosphère superficielle et morose du boulevard. Cela te donne de l’espoir et tu reprends ton chemin, vers où tu ne sais pas. Les gens te semblent aigris, désagréables. Ils te font penser à des pantins désarticulés qui n’ont pas d’emprise sur leur corps. Tu te dis que cette vie, si l’on peut appeler ça ainsi n’est pas faite pour toi.
Tu te retrouves en face d’un célèbre café parisien fief de BHL pseudo philosophe qui croit détenir la science ultime et tu remarques la terrasse noire de monde et cela te donne à réfléchir. Ce monde n’est pas le tiens, tu t’y sens étranger, tu n’en as pas les codes. Tu te dis que cette vie dont tu as toujours rêvé n’est qu’une illusion. Tu t’arrêtes en face de l’église monumentale de l’autre côté du trottoir et tu commences à imaginer cette église fabuleuse à une époque différente. Qu’elle est la perception des habitants, sont-ils impressionnés par cet imposant édifice ? Quel est alors leur rapport à la religion ? Considèrent-ils que la grandeur de Dieu est équivalente à la grandeur des édifices? Ces questions t’apportent une certaine frustration car elles restent insolubles. Tu continues ton chemin et croises à la volée des clochards, des nantis, des perdus, des touristes, des étudiants, des commerçants, des retraités qui promènent leur animaux, des couples avec des poussettes filant le parfait amour. Tu te dis que c’est une richesse incroyable.
Tu es fatigué de ce va et viens permanent de véhicules en tout genre, de passants, de touristes. Tu t’engouffres dans une petite rue moyennement passante et tu commences à être soulagé. Tu as vaincu la foule qui t’étouffait et tu es serein. Tu veux te perdre dans le dédale de ces rues et ne plus jamais être confronté au flot incessant des passants inanimés. Tu imagines alors des villes où cet abandon n’est pas possible comme New York ou Los Angeles. Tu penses que ces villes ont été crées pour les amoureux de la foules et de l’indifférence, de l’anonymat. Tu te rends compte alors que Paris suit le même chemin et cela t’attriste car tu aimes cette ville chargée d’histoire et d’émotions. Certains dirons Paris ! ville musée. Tu penses plutôt que c’est une ville poétique, une ville délicate. Paris est ta muse et tu ne te vois vivre nul par ailleurs. Tu a besoins de calme pour réfléchir à un tas de truc qui t’intrigue et te pose question et seul Paris peut t’apporter ce cadre propice à la réflexion.
Hugo V.
Tu passes le perron de l’Institut, entouré, étouffé par des dizaines de jeunes fumant, discutant, hurlant, riant, tu t’attardes sur un couple qui te semble mal assorti, cheveux bruns, yeux bruns, peaux brunes, trop pareils, trop ressemblants. Tu traverses le trottoir en te glissant entre deux camions blancs dont tu ne sais pas trop ce qu’ils font là, tu aperçois un mètre plus loin deux ouvriers sur un échafaudage qui discutent, mais travaillent surtout, il te semble qu’ils sont joyeux, il te semble qu’ils sont plus joyeux que les deux hommes en costumes chics qui manquent de te rentrer dedans. Tu t’engouffres dans la station de métro grise et sale, dans la rame les usagers sont nombreux, assez pressés, mais aucun n’a l’air grave, ils vont, s’en vont, reviennent, c’est la vie qui grouille autour de toi. Quelques pauvres quémandent, tu les regardes mais n’y fais plus attention, il paraît que les autres non plus. A travers les vitres, les distributeurs de bonbons te donnent faim, attisent ta gourmandise, avec leurs pubs géantes te proposant deux fois plus de marchandises pour deux fois moins d’argent, une femme s’y arrête, tenant son enfant par la main, un petit blond tout blanc, elle sort une pièce de deux, tu l’envies. Tu sors, retournes à la surface de la Terre, la neige est boueuse, le temps gris, un homme glisse, il rit. La Tour Eiffel pointe le bout de son nez entre deux immeubles blancs cassés aux balcons encore décorés de guirlandes rouges, vertes, et violettes. Elle t’accroche le regard, cette dame majestueuse, toute d’acier vêtue et pourtant si poétique. Un poteau se plante entre tes deux yeux et te sort de ta rêverie, tu vois flou, puis distingue un restaurant japonais à l’intérieur noir et blanc fourni d’aquariums dans lesquels tournent en rond, joyeusement, de gros poissons rouges, près des tables où l’on se délecte pourtant de sushis. Une grosse femme toute pâle, aux cheveux drus, traîne sa marmaille hors d’un supermarché, submergée de poches plastiques au travers desquelles tu devines des paquets de céréales, de pain de mie, des briques de soupe, quelques fruits et légumes. Emmitouflés dans d’épaisses écharpes de laine, cinq, peut-être six quinquagénaires sirotent leurs bières blondes en tirant sur leurs cigarettes, accoudés sur les petites tables rouges du bar du coin. Une vingtaine de voitures sortent d’une rue perpendiculaire, formant sous tes yeux un petit embouteillage vite résorbé lorsque le feu passe au vert. Un vieux sort de la pharmacie, puis un autre, puis un autre, puis une grande femme portant une petite fille. Une bande d’ados surgit hors d’un square, puis se divise, chacun rentrant chez soi. Deux jeunes femmes sur hauts talons discutent à l’entrée d’un bureau de tabac, l’une est très jolie, l’autre moyenne, plus grande mais trop anguleuse, trop sévère. Le boucher d’à côté les accoste, elles l’ignorent, ne lui jetant que deux regards méprisants. La nuit tombe, ta montre indique dix-huit heure, il s’agit de rentrer, maintenant.
Léonor M. B.
Saoulé par l'ahurissant vacarme résonnant dans le hall, tu prends la porte du centre, histoire de ne pas avoir à trancher entre celle de gauche et celle de droite. Mais une fois dehors, un nouveau défi se profile : prendre à gauche ou à droite ? Qu'importe tu te dis, mais l'appel des grands espaces t'amène à prendre la direction du grand boulevard germanopratin. Et hop te voilà jeté dans les flots tumultueux du fleuve terrestre parallèle à la Seine.
Des manteaux de fourrures, des sacs faits de la même fourrure, des chapeaux encore faits de la même fourrure et des gants en cuirs provenant eux d'autres animaux : tu te dis que décidément ce n'est pas un quartier que fréquentent les hurluberlus que tu peux croiser tous les samedis en train de distribuer des tracts appelants à protéger les pandas, koalas, phoques et autres pigeons. Qu'importe tu te dis, ça ne doit sûrement pas plaire non plus aux amateurs de voitures roulant grâce à l'huile de colza ou aux déjections bovines. Ça ne leur plaît pas parce que quand tu vois ces voitures plus grandes que ton studio s'aligner sur la chaussée, tu te dis que l'homme est sacrément con pour s'empiler à l'horizontale dans des embouteillages alors qu'il s'empile déjà à la verticale dans des appartements chèrement acquis. Enfin bon, il y en a tout de même qui ne sont aucunement préoccupés par la chose. Et oui, tu aperçois cet homme aux cheveux blonds mi-longs, un homme, qui passe lui sa journée à trier des images collectionnées dans des boîtes à cassettes vidéos. Car des mecs avec presque rien, il y a en un paquet dans cet océan, c'est d'ailleurs comme ça qu'un yacht prend toute sa splendeur : quant il côtoie la chaloupe prenant l'eau. Tu vois aussi ce pauvre homme, ramant de ses deux béquilles pour tenter de trouver en vain un mince trésor tombé d'un de ces vaisseaux somptueux. Qu'importe tu te dis, tout cela t'agresse, te pique, te fait mal et tu es pris d'une irrésistible envie de plonger, pour t'isoler.
Tu descends donc par cette percée à travers la surface pour te retrouver dans un monde clos, étrange, tout blanc mais bizarrement... réconfortant. Tu n'es pas le seul, d'autres mollusques semblent avoir fait ton choix : celui d'attendre d'être happé par la murène numéro 10. A la différence près que toi, voyant comment ces gens semblent être dirigés par cet animal, tu t'y agrippes, décidant de faire le trajet avec lui pour t'échapper dans les profondeurs, et non pas pour resurgir plus loin.
Le voyage est agréable, tu es porté par l'ondulation plus ou moins souple de ce seigneur sous-marin en remarquant comment les mêmes personnes sont « jetées » contre leur volonté dans des stations aux noms composés. Mais au fil de la distance, la bête s'arrête définitivement et te fait signe de descendre. Tu ne veux pas. Tu veux rester dans ce monde aux sons et odeurs exagérément fortes, où la masse te pique encore plus les yeux. Tu veux y rester parce que ce trop plein te répugne tellement que tu t'y sens bien. Tu ne veux pas refaire surface. Tu ne peux plus y faire face, parce qu'au fond dans le métro tout le monde est le même, tout le monde est happé de la même façon, par le même animal. Tout le monde est pareil, sauf toi, qui est différent.
Clément N.
Après 8h à suffoquer, tu vois le jour. Tu sors tranquillement, savourant le plaisir d’être libre de rentrer, enfin. Tu croises deux regards amicaux, dix inconnus. Tu sers une main, une deuxième. Un sourire hypocrite, un coup d’épaule dans le va et vient de l’entrée. On te colle en tract en main, puis tu sens l’air frais te caresser la nuque, ça y est. Ton trajet peut commencer.
Tu avances d’un pas rapide, modérant quand même ton allure freinée par la neige. Tu définis les passages stratégiques, le trajet optimal : tu empreintes les bouts de trottoirs les moins glissant, ces trottoirs toujours trop étroits d’ailleurs, en esquivant le mieux possible les marcheurs mous et lents ou les marcheurs à contre courant. Tu tournes à droite, à gauche. Tu frôles encore une voiture, encore une qui roule trop vite dans ces ruelles étriquées. Tu ne t’arrêtes pas une seconde. Tu regardes tes pieds, toujours par peur de cette neige qui ose s’opposer à ta marche bien rythmée. Puis, alternativement, tu regardes au loin. Au bout de la rue, le boulevard et ses multitudes de mouvements. Tu avances. Au bout de la rue, le boulevard et la bouche de métro encore et toujours là, encore et toujours fidèle.
Tu t’engouffres à l’intérieur, affrontant cette fois le courant d’air toujours aussi violent. Tu sens le bout de tes oreilles se glacer, tes cheveux se soulever par cette force invisible. Après six marches, tu as déjà sorti ton portefeuille, tu t’apprêtes déjà à le glisser. Tu es toujours aussi rapide et efficace, tu gardes redoutablement ton allure. Une fois le courant d’air passé et la porte franchie, il te reste seulement quelques marches avant de connaître le temps d’attente. Après ce court suspens, te voilà sur le quai, tes pas se calment finalement. Tu restes fixe. Deux minutes d’inactivité. Tu es peu à peu entouré d’une masse vivante grossissant à chaque seconde. Tu l’entends. Tu le vois. Toujours trop téméraires, tu le sens passer à pleine vitesse à une trentaine de centimètres à peine de ton visage. Tu savoures ce moment. Tu ne sais pas exactement pourquoi mais tu apprécies tout particulièrement ce court instant de ton trajet, à la fois simple et excitant. Il t’annonce la transition vers quinze minutes de repos, de contemplation et de calme. Même si règne un bruit sourd dans le métro ajouté au sifflement des railles et au brouhaha ambiant, tu n’y fais pas attention, tu as devant toi bien trop de choses à observer.
Rien ne t’échappe. A ta gauche, tu regardes avec quelque peu de mépris un couple un peu branchouille à l’air très strict, dont la bonne femme se refuse de détacher ses mains gantées du cou de son mari. En face, à côté d’un siège vide, tu observes cette fois amusé un homme : la cinquantaine, crâne blanc et dégarni, un gros casque noir sur les oreilles, qui lui, paraît envoûté par tu ne sais quelle musique qui entraîne chacun de ses membres en toute liberté. C’est en regardant plus loin que tu es piégé. Oui, c’est toi qu’on espionne. Tu es fixé comme pris à ton propre jeu. Alors, te sentant épié, tu viens te réfugier dans le livre de ta voisine de gauche qui semble timidement te laisser lire quelques une de ses phrases, comme gêné que tu le prennes par surprise au beau milieu de son cheminement. Tu as toujours aimé t’immiscer dans la lecture d’inconnus, comme si tu trompais leur pudeur, comme si tu te permettais de rentrer discrètement dans leur univers le temps d’une station. Comme si, par chance, tu pouvais en savoir un peu plus sur ces êtres parmi tant d’autres pour lesquels tu imagines une vie.
Rien ne t’échappe et tu penses. La vérité est là : efficacité et rapidité répondent encore à l’appel pour comprendre les autres mais tu restes incapable de te comprendre toi même. Tu hais ce vide devant toi, tu hais cet intérêt débordant pour les autres qui ne laisse à ton égard que passivité et incompréhension. Tu es écœuré. Soudainement tous ces gens te semblent répugnant. Tu les hais autant que le flot de créativité qu’ils arrivent à t’extirper jusqu’à la dernière goutte. Pour toi, il ne reste qu’une marre de questions sans réponse et de doutes qui te donnent la nausée. Alors que tu y étais rentré calme et ambitieux, tu ressorts encore une fois froid et crispé de cette même porte, sans plus la moindre envie de regarder quiconque autour de toi. Le métro est redoutable, il a encore une fois réussi à t’enfermer dans ta propre prison, te laissant seul avec ta solitude et ta haine.
En rentrant dans ta cour, tu croises le bonhomme de neige qui ce matin était grand, fort et souriant. Sous le premier rayon de Soleil, il semblait te souhaiter une bonne journée et t’a rempli de courage, te collant un sourire naïf sur ton visage encore endormi que la fraîcheur matinale tentait de réveiller. Il est à présent étalé sur le sol, noyé dans la bouillasse. En l’espace de seulement une dizaine heures il est devenu laid et vieux, prêt à disparaître. Honteux et décadent. Ses membres n’existent plus, son sourire s’est effacé, son nez orange est dispersé sur le sol entre ses yeux ronds et noirs et son chapeau qui lui donnait auparavant tant de grandeur. Il est moche. Il te renvoie fatalement face à une dure réalité, il te retourne subitement. Tu te sens trahis, il t’a trahis. L’illustration même d’une journée comme les autres, d’une nouvelle désillusion. Vestige d’une matinée lumineuse et rassurante, témoin de la laideur pitoyable d’un quotidien ennuyant.
La beauté comme le bonheur ne sont qu’éphémères. En fermant la porte il ne reste que fatigue, rage et dégoût. La soirée se noiera définitivement dans la tristesse et l’attente d’une nuit encore peu reposante. D’une journée les débuts sont toujours plus gais que les fins, car l’espoir renaît la nuit et les vingt quatre nouvelles heures qu’elle prépare peuvent peut être cacher des surprises. Qui sait ? avec les années tu as appris à faire confiance au temps, à croire désespérément en lui.
Camille N.
Tu sors à peine d'une heure d'un cours où l'on essaye de t'apprendre en quelques heures ce que d'autres assimilent en plusieurs années, et tu trouves ça normal. Tu ne réfléchis plus. C'est la longue et indolente traînée d'élèves sans objectif qui constitue ton morne quotidien. Le porche. Le froid. La pluie. Tu t'escrimes à esquiver, un à un, tes compagnons de galère qui tentent de t'arrêter pour te faire part de leurs indignations. Tu es indigné, toi ? Rien. Tu n'as pas lu Stéphane Hessel. Et globalement, tu t'en fiches pas mal. Ce que tu aimes, toi, c'est marcher, déambuler dans les rues de Paris. Tu aimes esquiver tous ces gens à qui tu ne souhaites pas parler. Ce que tu vas faire, c'est marcher. Comme Lazare. Tu avances Boulevard Saint-Germain, les Champs-Élysées de ton imagination. Pas ceux du VIIIème, non. Ceux du paradis des dieux grecs. Excessif ? Pas du tout ! Que la vie est belle sur cette artère principale, feu d'artifice du luxe et du conformisme. Tu marches, les gens te dévisagent, tu n'as pas l'air sain, mais tu t'en moques. Tu ne les regardes pas. Tu ne les écoutes pas. Tu te regardes et tu t'écoutes. C'est le principal. Tu continues, tout le long. Puis tu bifurques. La Seine. Sous le Pont Mirabeau... Des vers qui te viennent à l'esprit. Sont-ce les longs sanglots de l'automne qui remplissent mon cœur d'une langueur monotone ? Tu te concentres sur ton chemin. Les ponts de Paris sont tristes. Ils sont vides. Tu t'arrêtes sur le Pont des Arts ; les cadenas des amoureux sont gelés.
Te souviens-tu du soir où Christian te parla, sous le balcon ? Et bien, toute ta vie est là. Tu divagues. Tu te remémores ces souvenirs théâtraux en marchant. Paris, ville dramatique ? Tu en es sûr. Et c'est alors que tous les poèmes que tu as appris, jeune, te reviennent. En regardant les jeunes majeurs, tu te dis qu'on n'est pas sérieux quand on a 18 ans. Et tu comprends que ta jeunesse n'est qu'un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils. Ce soleil qui transperce le toit transparent du Grand Palais. Tu traverses la Seine. Sais-tu où aller ? Tu ne le sais même pas. Ce que tu sais, c'est que le son dicte tes pas. Ce son si particulier, si parisien ; un tremblement, un cri assourdissant. Et tu t'arrêtes ; pour enfin regarder ce que tu vois. Et écouter ce que tu entends.
Benjamin D.
Tu quittes une rue Saint-Guillaume vidée de ses étudiants, vidée des quelques banalités échangées autour d'un café, sur le trottoir. La nuit se fait plus noire et la grille derrière toi se referme d'un bruit sec et mécanique. Il serait temps de rejoindre le métro, il serait temps de rentrer chez toi.
Tu marches à petits pas.
Le clocher de Saint-Germain sonne neuf heures, tu t'en approches. Tu glisses sur les pavés enneigés étalés au pied des boutiques luxueuses, tu chutes mais tu te rattrapes au vison d'une vieille dame qui te regarde avec mépris. Tu t'excuses, à genoux, elle s'éloigne en grognant et tu te marres. Les terrasses du Boulevard Saint-Germain respirent les pourboires généreux, les éclats de voix et les coiffures extravagantes. Tu vois une dame à l'allure aristocratique revêtir ses lunettes de soleil, et tu te marres encore en pensant qu'il fait nuit. De fines paillettes de neige atterrissent sur tes épaules, et tu contemples ce Paris bourgeois et indécent, ce Paris qui ne connaît pas la crise, ce Paris qui ignore les dizaines de mendiants qui foulent ses avenues.
Un pianiste joue un air de jazz désuet à la sortie du métro, tu t'arrêtes quelques instants pour l'écouter, tu fermes les yeux, mais pas longtemps de peur que tes paupières se glacent. Alors que tu t'apprêtes à descendre les quelques marches de la station , un couple de touristes asiatiques te bouscule, un plan de la ville à la main. Tu hésites entre les insulter ou les ignorer, et finalement tu choisis la première option. Tu marches à contre-courant d'un flot de voyageurs nouveau, et il te paraît à cet instant être un poisson qui se serait trompé de banc. Alors que le signal sonore résonne, tu cours sur le quai, te glisses entre les deux portes automatiques de la rame qui se referment sur un pan de ta veste. Tu parviens à t'extirper de la mâchoire du métro, mais ta veste sort de ce combat déchiquetée. A cet instant, tu aimerais que le temps s'accélère, que le pallier de ton studio soit déjà là et qu'il n'y ait plus que la clé à introduire dans la serrure.
Mais la voix féminine de la RATP continue d'égrener les noms des stations : Raspail, Denfert-Rochereau, puis Saint-Jacques. Autant de noms qui te paraissent austères, mais aussi intrigants. Tu tentes d'imaginer la femme qui répète inlassablement ces noms, tu l'imagines un chapelet à la main, où serait inscrit tous ces mots étranges, un chapelet aux courbes similaires à la ligne 6 par exemple.
Glacière, ta station. Tu perçois l'ironie de ce nom alors que dehors des vagues de neige s'abattent sur les passants.
Clément L.H.T.
Enfin dehors. L'atmosphère apaisée. Le vent doux, mais frais, viens caresser ta joue. Et tu le sens ce vent, cette sensation de vide, cette sensation que c'est finie. Tu ne penses à rien. Tu ressens. L'air libre plane au-dessus de toi. Qu'importe qu'il pleut, tu es libre.
Vite, avales les marches les unes après les autres, tire toi du sommeil. La voiture s'approche au loin. Calcules. Calcules. Et puis non, traverses, coures. Ces gens qui passent à côté de toi, quelle insolence. N'ont-ils pas compris ?! Chaque moment est précieux ! Ne laisse pas le temps te les prendre.
Tu rentres chez toi et tu n'entends plus rien. Le bruit des voitures s'est tût. Tu n'entends que toi. Et au fond de toi, c'est vide. La boutique à côté n'avaient jamais été aussi resplendissante que maintenant. Ces fines lettres dorées. Tu n'avaient jamais vu autant de détails. Quelles architectes, quelles gens chanceux.
Un immeuble laid, mal construit dont les vitrines sont aussi stériles que la route sur laquelle tu marches.
Ah vraiment, quelle chance d'habiter dans la plus belle ville du monde.
Le métro se profile. Les banques t'entourent. Eux au moins ils ont compris que le temps était précieux. Les horlogers, maîtres d'un temps que tu ne maîtrise même pas. Arrêtes de réfléchir. Va plus vite.
Que faire ce soir ? Tu verras bien. Le cliquetis des fourchettes te donnent faim. Tu devines les saveurs d'un mets qui doit être délicieux. Un mendiant allongé au coin d'une rue. Promis demain tu lui rends visite.
Ces gens, pourquoi courent-ils ? Ont-ils un rendez-vous ? Mais qu'ils arrêtent de courir. Ça en donne la nausée. Les bruits reviennent, ils te harcèlent. Ils te poussent. On te pousse. Repris dans un rythme qui n'est pas le tiens. Les pensées t'accablent. Attention une voiture ! Et ce mendiant là que fait-il ? Pourrait-il t'aider ? Un bus roule à côté de toi et tourne à l'angle de la rue. Ce visage à l'intérieur, ne serait-ce pas ce fou furieux préoccupé par son seul bouton de manteau ?
La rue devient plus calme. Mis à l'écart dans un monde sortis de nulle part. Le silence impénétrable. Le calme. Le soleil semble briller du haut des bâtiments te protégeant de l'horizon. Plus d'horizon, plus de soucis. Plus de trajet, plus de pensées. Plus de vie, plus que toi. Ce temps délicieux que tu manges.
Tant d'efforts, si peu de temps.
Tant de temps, si peu d'efforts.
Nicolas F.
Tu sors dans la rue. Pris dans la foule des étudiants tu cherches des visages connus. Tu te diriges vers ta station de bus. Des personnes vaguement familières défilent sous tes yeux le regard vide. Tu ne leur parles pas. Tu ne leur parles pas parce que tu ne les connais pas. Sortant de la rue Saint-Guillaume, un inconnu te serre la main. Tu sais que tu l’as déjà vu mais tu ne sais plus où, et d’ailleurs tu ne connais plus son nom. Il a changé et il te parle de ses problèmes. Tu te sens mal. Il te demande de tes nouvelles. Toi tu n’as rien à lui dire, tu ne sais pas quoi lui dire. Il sent mauvais, tu as mal au ventre et tu as faim. Tu le quittes. Il te dit qu’il faut que vous vous revoyiez, qu’il ne te voit pas assez et que c’est dommage. Tu acquiesces puis tu déambules vers ta station de bus quotidienne. Les chauffeurs de bus de la RATP sont en grève. Ils pensent qu’ils ne sont pas assez bien payés et qu’ils n’ont pas assez de congés. Ce n’est pas ton problème. Tu ne le décides pas mais tu rentres à pied, remontant vers la Seine et à contre-courant de la vague de gens pressés qui se rendent tous quelque part. Tu te fais bousculer par les hommes d’affaires, leurs costumes serrés et leurs montres brillantes. Tu passes par le boulevard Saint Germain et ses magasins de mode. Les mannequins en plastique et les portiers méprisants te regardent à travers les vitrines. Tu ne connais pas ces gens, tu ne connais pas ces rues et tu as mal au ventre. Le ronronnement des automobiles est seulement troublé par les aboiements des chiens minuscules et de leurs vieilles et riches maîtresses. Tu donnes une pièce à ce mendiant barbu qui te sourit et tu ne sais pas pourquoi. Le boulevard prend brutalement fin. Ça y est, tu es sur les quais. Tu descends des escaliers. Les quadragénaires dynamiques se pressent dans un vaste troupeau. Ils courent. Tu les vois courir le long des quais. Ils ne te voient pas, ils ne regardent pas d’ailleurs et ils n’écoutent même pas. Ils courent avec des écouteurs avec leurs boissons énergétiques et avec leurs Asics. Tu marches à l’écart. Tu es à l’écart. Tu es avec la Seine. Tu entends les souffles rauques des coureurs pressés. Tu te fais dépasser par le dernier, un petit vieux courbé aux mollets maigres. Tu reçois un message sur ton téléphone portable, c’est ta mère. Elle te demande si tu déjeunes à la maison mais toi tu t’en fiches. Tu t’assoies sur un banc. Tu t’allumes une cigarette. Tu te lèves et tu continues ta route. Ta route continue sur un des nombreux ponts parisiens. Le pont Bir Hakeim. Le métro aérien passe en grondant. Il commence à neiger et tu as froid. Une armada de cycliste japonais manque de t’écraser. Tu les insultes. Tu arrives dans ta rue. La porte de l’immeuble est ouverte. Ascenseur, escalier et clé dans la porte. Ça y est, tu es chez toi.
Augustin D.
Tu traverses la foule compacte des étudiants de SciencesPo. Elle te happe, semble t’éloigner de plus en plus de ce point que tu cherches à atteindre. Tu avances au milieu de cet amas de personnes aux visages inconnus. Tu fixes ces portes vitrées. Les visages se tournent vers toi, t’ignorent. Tu les regardes. Leur air hagard, leur visage cerné, leurs traits tirés par la fatigue d’une journée sans fin. Tu passes enfin le portail et te voilà sorti.
L’air froid te saisit. Tu frissonnes. Tes pas te guident sur le Boulevard Saint-‐Germain. Les passants sont là autour de toi. Les passants sont affairés. Les passants sont ignorants. Les passants sont fatigués. Les passants sont insolents.
Les lumières des feux t’éclairent alternativement rouge, vert, rouge, vert, rouge, vert, rouge, vert. Une fenêtre s’illumine. Jaune sur la façade sombre. Une famille se met à table. Tu imagines le bruit des couverts dans leurs assiettes, la cuillère tintant sur la porcelaine, le bruit étouffé d’un vert posé sur la nappe, et le silence. « Tu te souviens, du temps ancien et tu pleurs ». Tes parents sont assis face à toi, ta sœur à côté. La cuisinière entre dans la pièce et te sert. Elle commence toujours par toi, le fils, l’héritier. Elle le sais tu détestes sa soupe. Elle le sait et te sert une louche, deux louches, trois louches. Une assiette pleine que tu mettras une heure, deux heures, trois heures à manger. Seul face à ton assiette, les minutes se succèdent sans que tu puisse avaler une gorgée du liquide. Tu entends le bruit d’un interrupteur, le rai de lumière sous la porte s’estompe. Le noir envahit la pièce sombre éclairée par une lampe de bureau posée près de ton assiette. Tu te retrouves seul, et ce cinéma recommence chaque soir, sans fin.
Tu continues. Les sons de corne des bateaux, le bruit du courant qui file, le vent qui se fait plus frais, une odeur d’humidité. Tu traverses la Seine. Tu passes le portail, prends à gauche. Changement de décors : le bruit de pas des rares passants, leurs souliers crissant sur le chemin, les irrégularités sous tes pieds, la poussière qui se soulève, le vent dans les feuillages, le chant des grillons, un petit clapotis dans le bassin t’indiquent le Jardin des Tuileries. Soucieux de trouver de la compagnie tu continues à marcher, traversant le jardin tu te laisse guider par le vrombissement des automobiles, le cris strident des klaxons, les lumières changeantes des feux tricolores, les phares des voitures.
Il est l’heure du dîner mais comme chaque jour tu t’arrêtes à la boulangerie prendre un croissant aux amandes et un jus d’orange. Pour la route comme tu dis. Sauf que la route est toujours plus longue, t’emmène toujours plus loin de ton grand appartement, la route est toujours plus sinueuse, toujours plus vide de sens, toujours plus empruntée. Ta solitude te fait peur, ta solitude t’habite, te transit, te repousse vers le cœur parisien.
Les arbres éclairés de l’Avenue des Champs-Élysées te soulagent, t’emplissent d’un sentiment de plénitude. Les passants te charment, tu les aimes, tu les adores, tu as envie de leur parler, de les accoster, de leur dire que tu les aimes, que tu les admires.
Tu continues, posant un pied devant l’autre. Tu marches d’un pas lent mais énergique. Les lumières du Grand Palais t’indiquent qu’il est encore ouvert. Tu entres y faire un tour, déposer tes empreintes dans ses immenses salles. Tu recherches le ciel, un ciel étoilé d’un tableau de Van Gogh. Tu sais bien que tes parents détestent ce tableau. C’est pourquoi tu l’adores. Tes amis te l’ont bien dit, un tableau ne fait pas une affaire de famille. Mais dans ton cas si. C’est pour cela que tu ne les vois plus, ou du moins c’est la raison que tu donnes, que tu te donnes comme pour justifier cette absence, ce silence, profond, immense, infini... Tu aimes visiter les musées, voire les toiles, méditer, réfléchir, ressentir, écouter. Écouter les murmures des gens qui t’entourent, les commentaires émerveillés, approuvant le style, applaudissant la technique, soulignant les caractéristiques de ces peintres illustres. Tu te places à leurs côtés et tu les écoutes. Tu trouves un banc devant le dernier tableau de Hopper, ultime salut du peintre. Tu médites, tu rêves, tu t’endors.
Sarah L.
Tu dévales les escaliers, tes semelles dévorent le marbre des marches. Tu croises d’autres étudiants pressés, stressés, rigolards, braillards, taiseux. Tu les évites. Tu évites leurs regards, tu évites les sacs, les épaules, les mains, tout ce qui dépasse. Tu esquives adroitement tous ces obstacles humains. Tu dois freiner devant l’ouverture trop lente des portes automatiques. Tu te retrouves dehors. Enfin. Tu te dégages un chemin parmi les petits groupes compacts et les solitaires hagards, à l’œil torve, usé jusqu’à la rétine par l’écran des Macs de la bibliothèque. Ton esprit est ralenti, assommé, abruti par une après-midi d’amphi. Tu subis la fumée piquante des cigarettes, tu saisis des bribes de conversation. Malgré toi. Tu n’en voulais pas de ces piaillements futiles, ils parasitent tes tympans fatigués. Tu accélères. Tu traverses le boulevard, sans prendre gare aux chauffards. Tu es poursuivi par un concert de klaxons. Des courts, des longs, des répétés frénétiquement, des stridents, des plus grave. Magnifique maelström sonore, tu t’en délectes et savoures chacune de ces petites notes dissonantes comme une victoire personnelle. Victoire pathétique tu en conviens. Tu remarques agacé la moue désapprobatrice du garçon de café d’en face. Tu accélères, encore. Tu frôles les jambes de clients attablés. Tu envies leur paresse, leur nonchalance, leur confort, leurs « petit-noir-serré, s’il vous plaît » et son nuage de lait. Tu n’as pas le temps. Pas l’envie, en fait. Un enfant, une poussette, un sac en cuir trop voyant, une ombre olfactive persistante, agaçante, lourde de musc. Elle s’incruste dans tes narines, les pauvres. Tu ne le sens pas, ce quartier. Tu presses le pas. Tu bouscules un couple de Japonais surexcité, sourires béats. Un appareil photo à l’objectif monstrueux virevolte insouciante autour de la poitrine du mari à bob. Il manque de peu ta cage thoracique. Tu grommelles, sans te retourner. Tu observes les créations mégalomanes du Baron Haussman céder à des blocs de béton qui se sont un jour voulus post-modernes. Le tout en un défilé grisâtre à tes yeux indifférents. Tu trouves le spectacle monotone, terriblement lassant. Le ciel est gris. Gris aussi le pigeon miteux au moignon suintant, que tu manques d’écraser. Les longs uniformes de cette armée de costumes cravates également. Gris anthracite, gris souris. Pas noir ni blanc, gris, terne, neutre, médiocre. Tu te découvres bien sombre.
« Que faire en rentrant ? » Une fausse question. Tu ne penses qu’à dormir, t’écrouler sans scrupules sur ton lit.
Toi tu rentres en bus, toujours le même trajet, toujours la même ligne, la même place -ton laboratoire social du fond, aile droite. Jamais les mêmes personnes mais toujours les mêmes gens. Les visages changent, les comportements se clonent. Tu t’y es fait. Tu savoures quotidiennement ce grand moment de comédie humaine. Tu ne l’as encore jamais vu mais tu le reconnais, le vieux qui vient de rentrer, tout bougon et renfrogné, pestant au moindre contact physique impromptu. Son pendant féminin, la vieille, mêmes caractéristiques, le caddie grinçant en plus. Tu repères le jeune boutonneux desquelles oreilles casquées sortent une soupe cacophonique de musique industrielle. Tu le reconnais aussi, ce jeune cadre dynamique formaté, chaussures parfaitement cirées, cravates bien ajustée, chemise finement rayée, proprement repassée. Tu aimerais la connaître, cette jolie créature au regard mutin. Tes pensées vagabondent et s’éclaircissent progressivement.
Tu sors à la prochaine pour rentrer à pieds. Tu as décidé de laisser ton esprit s’emplir de l’atmosphère de ta Ville que, décidément, tu adores détester.
Jean-Baptiste L.
Fin de la sieste coupée par le brouhaha de chaises bousculées des personnes qui partent. Comme tout le monde sort, tu sors, libre, joyeux avec en tête le café ou le film qui va te permettre de meubler le reste de ta journée. Aspiré par cela tu ne remarques pas la vague des gens qui montent qui descendent qui te donne des tracts qui te proposent encore une soirée. Noyé dans une masse que tu as t’en voulu intégrer tu es la finalement mal à l’aise mais heureux. Heureux parce que tu quittes ce quartier qui n’est pas totalement à toi ou en tout cas pas encore : ces cafés intenables pour l’étudiant que tu es, ces immeubles imposants ces magasins que tu ne côtoies pas. Ce qui te gène, c’est la sensation de grandeur de n’être qu’insignifiant dans un cadre où tout te dépasse la vie, l’argent, les gens. Tu marches, tu penses, tu veux te retrouver dans ton quartier le tien celui où tu connais les lieux, les adresses ou tu as tes habitudes où pour gagner un peu d’argent tu as un peu travaillé en tant que garçon de café. Coup de fil, fin de tes pensées, erreur de personne, tu raccroches. Tu veux revenir à ton état de mélancolique rêveur, repenser à ton quartier Bastille. Mais là tout t’agresse. La ville qui jusqu’à présent t’oubliait, te permettait de la traverser sans que tu n’y prête attention sur un chemin que tu connais par cœur sans jamais l’avoir voulu. Tu le connais c’est tout : tu le fais pour un café comme aujourd’hui, pour aller en soirée, pour revenir de cette soirée pour travailler, bref tu le fais. Notre Dame, toi tu la regardes, sans trop savoir pourquoi, au fond de toi tu te dis que c’est par respect. Tu lèves la tête car tu trouverais ça irrespectueux un monument que des millions de personnes visitent, prennent en photo, ils viennent spécialement pour cela en plus c’était ancien, vieux de plus de 10 siècle, ça méritait un regard. Un sms, t’es en retard pour ton café la personne t’attend. Tu accélères, tu longes les quais tu traverses les deux îles tu passes devant les échoppes qui vendent des glace Bertillon elles sont fermé il fait froid on est en janvier. Saint Paul le début de ton quartier. Tu te rends compte que ce sont les mêmes immeubles qu’à Saint-Germain mais ce sont les tiens. Tu passes devant ta pizzéria minuscule assez chère, ton chinois, le monop, l’hôtel de Sully, l’agence de voyage, en face de toi un pote. Tu es content de le revoir au hasard mais pas le temps. Tu sors de ta bulle tu redresses la tête, tu commences à faire attention aux passants. 16h sonnerie sortie du collège lycée des têtes que tu connaissais par habitude sont là, on se risque à un regard sans y prêter attention. Tu es arrivé dans ton quartier dans ce que tu connais. En trente minutes de marches Paris a changé. Si imposant il y a de cela 1 km, si sélectif, là Paris t’appartient désormais, tu es arrivé dans ton quartier, tu es arrivé dans ton café.
Adrien VDW
Tu franchis le seuil, une fois de plus. Te voilà seul, face à la ville. Oh, bien évidemment, ils sont là. Quelques clones, clope au bec, téléphone dans la main droite, romancent vaguement leur existence. Tu pourrais les rejoindre, mais il te faut rentrer chez toi, une fois de plus. Encore une soirée que tu passeras à te complaire, les yeux rivés sur ton écran de télévision. Tes pensées t’échappent, que veux-tu ? Tu n’es plus capable de lutter. Quand bien même tu tenterais, quelle différence ? Tu es un, ils sont des milliards. Tu n’as rien à leur offrir ; d’ailleurs, ils n’ont pas plus à t’offrir. Tu te mets à déambuler d’un air lugubre. Il neige comme il neigeait dans les livres de ton enfance, dans tes dessins animés préférés, dans les histoires que tes aïeux te contaient avec attention. Mais la ville ne se couvrira pas ce soir d’un manteau blanc, pur, immaculé. Ce sera une bouillasse dégueulasse, et tu traîneras des pieds, esquivant tes contemporains, au rythme de la dernière chanson du dernier album du dernier groupe révélé par les Inrocks ou Télérama.
Rue St-Guillaume. Boulevard St-Germain. Le Bizuth, le Café de Flore. Hauts lieux de la vie culturelle parisienne, paraît-il. Sartre, Beauvoir et acolytes. Aujourd’hui, tu n’y vois que quelques dandys au bras de pimbêches condescendantes, pâles copies d’une pub pour The Kooples.
Tu t’engouffres dans une bouche de métro. Ligne 4, direction porte d’Orléans. Saint-Sulpice, Saint-Placide, Montparnasse-Bienvenüe, Vavin, Raspail... Bien sûr, le trajet ne change pas. Rien ne change. La routine est confortable, sans doute. Les gens entrent, ressortent, se plaignent, se taisent, te dévisagent, t’ignorent. Tu étais debout, te voilà assis. Tu pourrais faire acte de résistance. Sortir, n’importe quand, n’importe où. Changer de ligne. Partir. Une gare, un aéroport, peu importe. Paris t’ennuie, tu le sais bien. Quand tu étais petit, tu regardais le monde avec émerveillement. Tu voulais voyager, sortir de ta routine, tu aspirais à autre chose qu’à « une journée passée à un bureau ». Et te voilà.
Un migrant oriental te propose sur son accordéon une réinterprétation de La vie en rose. Tu ne l’écoutes pas, tu lui donnes une pièce, voilà ta conscience satisfaite. Puis le métro s’arrête, les portes s’ouvrent, et tu t’extirpes de la masse. Un couloir, un escalier, une porte battante qui bat pour toi, comme le cœur d’une bien-aimée qui t’attend au-delà de ces frontières. Un autre escalier, et les voitures qui rugissent dans l’obscurité. La neige, encore. Tu avances, pas à pas. Un passage piéton. Les gens ne s’arrêtent pas. Tu t’engages, un taxi n’est pas de ce goût. Un passager de l’ombre se devra de retrouver sa femme cinq secondes plus tard que prévu. Tu t’en fiches pas mal. Tout t’est indifférent. Il n’y a plus rien à attendre. Il n’y a plus rien.
Tristan D.
Tu avances. Pas-à-pas dan le brouillard de soleil épais et diffus. Tu pénètres dans le mou du jour. Une goutte glisse sur ton front granuleux et s'écrase sur le bitume brumeux. Des gens. Tu les passes. Leurs figures blêmes dans le jour te regardent. C'est une mosaïque de visages qui passent autour de toi. Bientôt, tu t'enfonces dans la terre. Tu entends le bruit strident du train qui grince sur la crête d'acier. Le centre est lumineux, les pourtours noirs. La station s'affiche, tu descends, l'air se libère. Remonte vers le jour et aime. La rue monte vers la montagne. Monsieur, une ptite pièce? Les gens se croisent. Partage un regard avec eux, franchis le pas de leur porte fermée. Tu y es, tourne, voilà. Continue tout droit maintenant. Tu vois les pierres blanches nacrées du Panthéon devant toi.
Par delà la lumière, jusque devant le ciel, s'étend ton chez toi. Plus serré, plus coloré. Tu as faim maintenant. Elle te travaille le ventre tendrement. Il faut attendre. Encore. A gauche, non, tout droit. Descend un peu. Tu sens la crêpe argentine, descend encore. Les pavés sont serrés, petites surfaces de pierre grise au milieu de l'océan de la rue. 10 €, tout le magasin Madame! Donne-toi au monde. Saisis, sens, ouvre-toi. Tu dois être transparent, les sensations te traversent. Tu es un vent vertical, une eau humaine. Maintenant remonte vers la maison. Une marche, deux, la suivante encore, encore. La-haut. La chaleur. Laisse-toi couler dans le canapé, tu plonges dans le velours. Reste. Encore.
Tristan R.-R.
Tu pars du 27 rue Saint Guillaume, bousculé, agressé par la foule. Tu n’as qu’une idée, en sortir, te délivrer de l’odeur du tabac, des bruits. Une fois parti, tu te sens libre, plus apaisé. Certes, tu n’es qu’un homme parmi d’autres, mais tu te sais différent, unique. La vieille dame devant toi au milieu du trottoir t’empêchant d’avancer, le chauffard t’écrasant presque à un feu rouge, le militant te proposant un tract sur l’égalité, tu te sens englouti dans un flot d’homme continu. Tu as les mêmes comportements que chaque citadin, tu marches à un rythme régulier, tu te mets à rêvasser, puis, par inadvertance, tu bouscules quelqu’un et t’empresses de t’excuser avant de reprendre ton chemin. Mais malgré toute cette ambiance, tu sais au fond de toi que tu es un homme destiné à être libre, tu sais qu’il n’est pas légitime que quiconque te vole ta liberté, et tu sais aussi que jamais tu ne chercheras à voler la liberté d’autrui. Tu vois une connaissance, elle vient te saluer, te raconte ses soucis, tu lui demandes ce qu’il souhaite faire pour les résoudre, il te regarde étonné et te répond qu’il n’en sait rien. Tu ne peux pas alors t’empêcher de penser que le danger : c’est l’homme sans but.
En prenant ton vélo, tu respectes chaque règle du code de la route, mais tu pédales le plus vite possible, tu effleures les gens. Tu observes alors avec amusement et indifférence les regards réprobateurs des piétons : chacun s’écarte par précaution dans la crainte d’être percuté. L’amusement te mène à les défier : tu lâches ton guidon et fais du vélo sans les mains et tu fonces tout droit, entre les voitures et la foule. Tous sont alors effarés, étonnés ou inquiets par ton impertinence : le vieil homme désolé par la soit disant décadence de la jeunesse, la mère avec sa poussette, le gamin voulant réussir à faire la même chose… Tu ne portes pas attention aux klaxons destinés à une voiture immatriculée 13, aux cris, aux insultes... Tu t’arrêtes devant un kiosque, achètes un journal plutôt cher, grassement subventionné par l’argent public. Tu tournes à droite, tu tombes sur une manifestation de quelques centaines d’altermondialistes. Tu dois changer d’itinéraire et tu ressens un certain agacement. Ces manifestants scandent des slogans sur la fraternité, la solidarité et veulent l’action du gouvernement. D’une certaine manière, ils auront sûrement ce qu’ils veulent : le gouvernement agira en envoyant des CRS pour disperser la manifestation… Qu’est ce qui ne va pas dans ce monde ? Qu’est ce qui ne tourne pas rond ? Pourquoi toutes ces personnes refusent-elles de prendre leurs responsabilités ? Tout le monde se lamente, se place en victime, refuse de se prendre en charge. La médiocrité a envahi cette ville. On la voit sur chaque visage, tous ont renoncé ! Tu jures alors de ne jamais finir comme ça, de te battre, de te surpasser. A ce moment là, tu te mets en danseuse et tu accélères comme pour fuir ce monde dans lequel tu ne te sens pas à ta place. Tu passes devant deux clochards rendus fous par la solitude et se battant pour une paire de chaussure. Tu refuses de leur donner quoi que se soit en reniant ta responsabilité de le faire. 30 secondes plus tard tu passes devant une somptueuse statue restaurée par l’argent des contribuables sans pour autant te sentir impliqué ou scandalisé. Avant de rentrer définitivement chez toi, tu passes devant des bouquinistes, surprends l’un d’entre eux se lamenter contre la concurrence déloyale d’Internet. Puis tu passes sur le pont de Grenelle. Tu aperçois alors la réplique de la statue de la liberté, tu remarques qu’elle semble bien terne… Tu arrives finalement chez toi, tu prends ton courrier machinalement, puis tu refuses d’y porter attention plus longtemps. Deux boites aux lettres ont été forcées, tu vas voir le concierge pour l’informer et avant même de pouvoir lui dire de s’en occuper, il répond « Qu’est ce que j’y peux ? » d’un air désabusé. Tu as alors un dégoût si fort que l’envie de vomir te prend. Le concierge ne le sait pas, mais sa réponse reflète parfaitement ce qui ne va pas dans cette société. Elle te fait penser à une phrase d’un livre que tu avais lu : « Qui est John Galt ? »… A ce moment, ton dégoût se change en peur et tu t’empresses de rentrer chez toi.
Louis R.