1.) Pour commencer ce dialogue, je vous prie de bien vouloir parler sur votre travail, sur la médecine que vous pratiquez.
Je suis gynécologue-obstétricien à l’hôpital. Mon activité est à la fois médicale et chirurgicale. En tant qu’obstétricien je m’occupe du suivi des grossesses comme des accouchements et des problèmes qui peuvent survenir concernant l’enfant et la mère. En tant que gynécologue je fais surtout de la chirurgie pour des pathologies aussi bien bénignes que malignes comme le cancer du sein ou de l’utérus.
L’obstétrique me tiens particulièrement à cœur à la fois parce que l’on touche au mystère de la vie et que chaque naissance est un véritable émerveillement. C’est également une médecine du fœtus, notamment une médecine du dépistage d’éventuelle anomalie. C’est ce qu’on appelle la médecine anténatale.
Pour commencer il est fondamental de comprendre que l’évolution scientifique a induit des situations radicalement nouvelles dans l’histoire de l’humanité. Cette « évolution révolutionnaire » expose les familles, les couples à des questions, des choix nouveau qu’il convient de connaitre et d’appréhender.
La maladie et les enfants malformés ont toujours existé mais du temps d’Hyppocrate jusqu’au début du 20° siècle, la situation se résolvait d’elle même. Le fœtus mal formé, fragile, mourrait généralement in utéro ou bien ne supportait pas l’accouchement. S’il survivait à sa naissance il mourrait généralement assez rapidement car la médecine de l’époque était incapable de faire « survivre » un enfant handicapé. La médecine était « contemplative », ces drames étaient vécus comme une fatalité. Il existait alors un fatalisme devant ce déterminisme.
Actuellement la situation a radicalement changé. Nous sommes capables de faire le diagnostic de malformation fœtale et la médecine peut soigner et faire vivre des enfants très handicapés pendant longtemps.
Cette médecine anténatale se développe très vite. L’imagerie devient de plus en plus performante et fine. Ainsi l’échographie permet de pénétrer dans l’intimité de la grossesse avec beaucoup d’acuité. La révolution de ce début du 21 ° siècle est le développement de la génétique et notamment la capacité de l’analyse du génome de l’embryon (qui se fait par une simple prise de sang chez la mère). Ainsi chaque parent se trouvent confronté aux informations concernant la santé de son enfant et peut en cas de maladie sévère ou de handicap sérieux, décider d’interrompre la grossesse. C’est ce qu’on appelle l’interruption médicale de grossesse ce qui est différent d’une interruption volontaire de grossesse ou avortement. Abandonnés à cette décision, nous devenons de « petit dieu » comme le disait le père Jean Gueit, qui décident de la vie ou de la mort de leur enfant. Tout cela dans une société consumériste ne supportant pas la différence, l’imperfection.
La tendance serait de tout limiter au génome comme le disait Francis Crick, codécouvreur de l’ADN : « Aucun enfant ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique. S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie.»…
Il va sans dire que ces progrès soulèvent d’énormes questions éthiques notamment qu’est ce qu’un être humain.
Nous sommes bien loin de la notion de personne…
2.) Que signifie pour vous le fait d'être un médecin orthodoxe? Quel serait pour vous le rapport entre la médecine et l'orthodoxie?
La notion de personne justement. Le fait d’être chrétien orthodoxe ouvre une immense perspective celle de la personne, là où la science enferme dans une définition exiguë, celle des gènes entre autre, dans une vision purement immanente. Je conçois tout être qui est en face de moi homme, femme, enfant, fœtus comme une personne. Et cette altérité qui est face à moi me dépasse, me transcende. Chaque personne avec ses gènes bien sur, mais aussi son histoire, sa foi qui lui est propre, est unique. Dans ce prochain qui est mon patient il y a aussi le reflet du Christ.
Cela consiste à faire des choses simples. Par exemple dans l’organisation du bloc opératoire, nous avons trop souvent tendance à nommer, et à réduire, le patient à l’organe dont il doit être opéré. Ainsi quand une patiente doit être opérer du sein, les équipes disent « passe le sein en salle d’opération », quand ce n’est pas « passe la cancer du sein en salle d’opération ». Commençons à considérer chaque patient comme une personne et non comme un organe malade. J’essaye avant tout d’être présent pour mes patients, tous et à toute heures du jour comme de la nuit. Et ce n’est pas facile…Mais déjà si vous venez aux urgences, la nuit à 3 h du matin et que vous êtes véritablement accueilli et écouté c’est énorme. Il faut s’inspirer du comportement du bon samaritain. C’est développer ce que l’on appelle en occident l’empathie terme très à la mode, mais qui pour un chrétien est avant tout une présence. Une présence lumineuse et pleine.
Je parle rarement de spiritualité avec mes patients sauf lorsque l’occasion se présente. Par contre avec mes collègues nous échangeons régulièrement.
Pendant longtemps j’étais comme complexé d’être chrétiens et en plus orthodoxe. Minorité au sein d’une minorité, avec le sentiment schizophrène de vivre dans deux mondes l’orthodoxe avec sa communauté et ses offices et puis l’autre le professionnel. Sans parler du doute qui m’a beaucoup assailli.
Puis suite à diverses épreuves, je n’ai plus eu honte de ma fois et au contraire j’ai commencé à l’affirmer mais sans prosélytisme, en douceur lorsque l’occasion se présentait et surtout entre collègues. Qu’elle n’a pas été ma surprise de constater que nombres d’entre eux sont chrétiens et souvent engagés. Beaucoup de mes collègues et notamment ceux qui font de la médecine anténatale et sont amené à interrompre des vies de fœtus handicapé ont besoin d’une ouverture au spirituel. Ainsi ma collègue responsable de l’unité de médecine anténatale a retrouvé ses racines juives.
3.) Croyez-vous qu'on puisse parler d'une certaine médicine orthodoxe? Si oui, comment devrions-nous la comprendre?
Je ne sais pas s’il y a une médecine proprement orthodoxe. Par contre l’orthodoxie peut et doit aider la médecine. Ainsi dans la problématique aïgue liée à la médecine anténatale et aux interruptions médicales de grossesse, l’orthodoxie a son mot à dire.
Exerçant comme médecin orthodoxe, j’ai conscience d’être dans une situation particulièrement ambigüe et en même temps fondamentale. Fondamentale, car en tant que chrétien nous devons protéger la vie, toute vie, et être dans cette affirmation « le Christ est la lumière du monde ». Ambigüe car nous ne devons pas sacraliser la vie.
Face à l’évolution révolutionnaire de la médecine nous devons avoir conscience qu’il peut exister des situations où nous pouvons nous interroger sur le principe d’interrompre la grossesse.
Comme le dit Mgr D’Ornellas : « deux attitudes sont fondamentales : la protection de la vie et le respect de la liberté humaine ». L’Eglise doit défendre le caractère sacré de la vie sans sacraliser la vie au dépens de la personne.
Nous devons comprendre qu’il existe des situations où « il faudrait faire un acte contraire à la morale, à la Loi afin de préserver l’esprit de la Loi ». Ou comme le dit B. Vergely « S’il importe en toutes choses d’avoir le courage du meilleur, encore faut il ne pas faire le pire à force de vouloir réaliser le meilleur ».
Or l’orthodoxie grâce au principe d’économie peut concevoir cette aide unique, singulière. Il s’agirait d’un principe d’économie du pire quelque part. Mais qui permettrais d’évoquer la possibilité de l’interruption d’une grossesse.
Dans la théologie orthodoxe le principe d’économie fait partie de l’anthropologie orthodoxe, qui constate l’évolution de chaque homme, sans que rien ne soit figé ou prédestiné.
L’économie repose sur trois principes fondamentaux, les deux premiers sont, comme le décrit très bien G Nahas (14 ° congrès de la fraternité orthodoxe en Europe occidentale), 2 principes bibliques : celui du choix incarné par Adam et Eve et celui de Liberté / Responsabilité avec l’exemple de Caïn et Abel.
Je rajouterais un 3° principe évangélique, christique : celui du Pardon.
Un pardon responsable, dans la crainte et le respect de Dieu, où il faut à la fois demander pardon et se pardonner soit même. Un pardon réalisé à la fois dans la pleine conscience de son acte, ultime et grave, et dans une « conscience d’amour ».
Il est capital de comprendre qu’envisager une interruption de la grossesse n’est pas une négation de l’enfant. Au contraire il faut donner toute sa place à cet enfant avec sa maladie, son handicap. Lui donner également tout l’amour que l’on est capable de donner dans une telle situation. Dans cette économie du pire, on peut aussi dans ce geste de pleine conscience, qui reste libre mais responsable, aimer. Ne jamais le banaliser mais au contraire aller au bout de l’humanité de l’enfant ou de l’être concerné, être capable de l’accompagner en une présence d’amour malgré son état et le choix des parents. On est alors au plus profond de notre humanité respectueuse mais face à la mort et ce genre d’expérience qui par définition n’est jamais banale nous fait grandir, nous fait entrer pleinement dans la conscience de notre vie, nous fait gouter notre humanité dans ce quelle a de plus riche, de plus dense et aussi de plus douloureux. Ce vécu qui peut être celui d’un parent, d’accompagnant, de proche ou d’un professionnel permet d’aider à porter cette épreuve.
La communauté porte alors la croix, notre croix, la croix de chacun et avec elle le Christ. Au plus profond de la douleur nous avons, nous sentons sa présence et c’est cela « l’amour » que nous pouvons ressentir.
4.) Quelle est votre perspective éthique orthodoxe sur la médicine moderne pratiquée surtout en France?
Je dirais la médecine moderne pratiquée en occident (j’entends par là l’Europe de l’ouest et l’Amérique du nord) et non uniquement en France. Dans nos sociétés centrées sur la liberté individuelle et le droit, je veux continuer de défendre les plus faibles en commençant par les fœtus, lutter contre la banalisation des interruptions de grossesse, lutter pour l’acceptation de la différence, des handicap. C’est mon rôle de chrétien par rapport au monde.
Mais également par rapport à mes frères chrétiens discuter avec eux des profonds changements induits par les progrès médicaux. Leur faire comprendre combien tout cela est radicalement nouveau dans l’histoire de l’humanité. Ces questions ne ce sont jamais posées. Evoquer avec eux ces nouvelles questions qui apparaissent sur les possibilités de vie, de mort, de dépasser la mort avec la tentation du transhumanisme. Comment nous devons commencer par avoir conscience de ces nouveautés dans l’histoire de l’homme et combien il est important d’y réfléchir, à la fois les fidèles orthodoxes mais aussi le clergé.
Le thème du dernier congrès de la fraternité orthodoxe en Europe occidentale était « être pleinement dans le monde mais pas de ce monde ». Nous ne sommes pas de ce monde mais nous vivons dedans. Nous devons à la fois réfléchir aux problèmes que nous pose le monde, notamment aux problèmes bioéthiques comme le diagnostic anténatal et ses conséquences. Nous devons aussi réfléchir à la manière d’illuminer, de réenchanter le monde. Nous devons à la fois défendre la vie et en même temps avoir un discours d’ouverture sur la personne qui tranche avec les discours habituels de l’institution souvent interpréter comme culpabilisante, moralisatrice et stigmatisante.
5.) Quel serait le plus grand défi pour la médicine moderne en Occident? A partir de cette question, s'il vous plait de me préciser quelle est votre compréhension orthodoxe en tant que médecin sur le défi dont je parle.
Pour commencer, je me suis dit que le plus grand défi pour la médecine serait de rester dans le domaine du soin et de ne pas céder au tentation du transhumanisme qui vise à améliorer l’humain. Pour cela la médecine doit rester humaine et ne par chercher à remplacer Dieu.
Et en définitive, c’est cela le principal défi de la médecine moderne, rester humaine. Avec la technicité galopante, l’homme est fractionné, écartelé entre différents experts qui se limitent trop souvent à leur organe ou à leur spécialité. Aidons la médecine à garder cette notion de personne si chere à l’orthodoxie. Agissons pour que la science nous permette d’aller au plus profond, au plus intime, au plus petit de notre corps et notre esprit tout en nous respectant en tant qu’être. Agissons au quotidien pour ce respect de la personne qui commence par le respect du corps et de sa pudeur. Au delà du corps et au delà de la maladie, découvrons cet autre dans le respect de son humanité entière que lui apportera la confirmation de son être.
6.) Croyez-vous qu'une évolution de la médicine orthodoxe en France soit possible à l’ avenir?
Bien sur ! Mais je parlerais d’une évolution de la médecine éclairée par l’orthodoxie, car je ne sais pas à quoi correspond la médecine orthodoxe.
Cela passe par plusieurs plans. Premièrement l’orthodoxie en France et son clergé. Il faudrait informer, sensibiliser le clergé à toute cette évolution et à toute cette problématique.
Les catholiques le font déjà avec réunion réunissant des praticiens chrétiens et des moines ou des évêques. L’échange est réciproque. Les praticiens chrétiens peuvent partager leurs expériences et le poids que cela représente, entre eux et avec le clergé. Le clergé lui s’informe et se tient à jour de l’évolution de la médecine, de la société et permet d’apporter une réflexion plus institutionnelle ou théologique.
Il est important de souligner aussi le rôle que la communauté, la paroisse peut jouer dans ces questions. Une parole libérée du poids de la culpabilité par rapport à la communauté permettrait de réfléchir à des questions concrètes. Sans oublier la singularité de chaque situation, en soulignant que certaines décision relève de la sphère privée, on peut informer la communauté qu’une famille traverse une épreuve et a besoin de ses prières.
Enfin il faut souligner l’approche spirituelle de la médecine, qui n’enferme pas un patient dans son corps uniquement. Cette spiritualité est forte dans le Christianisme et particulièrement dans l’orthodoxie avec sa vision de l’homme et de la divino humanité. Dans nos sociétés occidentales et en particulier en France, terre particulièrement anticléricale, le christianisme a perdu tout les oripeaux du pouvoir. Il est redevenu la foi simple qu’il était à son début, qui appelle chacun, personnellement, à s’ouvrir au mystère et à la beauté de la présence du Christ, qui du néant nous appelle à être. Dépouillé de son pouvoir institutionnel, le « Christianisme ne fait que commencer » comme disait le père Alexandre Men. C’est une perspective réjouissante dans ces temps moderne obscurs, d’être dans la lumière du Christ et de la porter dans le monde en commençant par nos actes. Le Christianisme et l’orthodoxie en particulier, permettront de réhumaniser et de transcender une humanité dont le risque est de tomber dans la barbarie.