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UNE GOUTTE DE SANG

Royaume de Hongrie, château de Cachtice, le 13 mars 1602. D

ans l

intimité de sa chambre, regardait fixement la gorge étendue à ses pieds. Une Erzébeth Bathory ouverte de la jeune fille flaque pourpre s’étalait autour du corps sans vie. La comtesse fit virevolter sa longue chevelure d’ébène à l’approche du pas claudiquant familier.

— Qu’as-tu fait ? croassa la vieille Ilona en s’accroupissant devant la morte. Celle-là n’était pas une fille des rues...

— Crois-tu que je l’ignore ? tempêta la comtesse avec hargne. Elle s’est présentée à moi, figure-toi ! C’est la faute de ce demeuré d’Ibis ! Que lui a-t-il pris de s’attaquer à une telle proie ?

— Et à toi, que t’a-t-il pris, Erzébeth ? Ce n’est pas raisonnable...

— À peine réveillée, elle m’a insultée ! Puis provoquée, lorsqu’elle m’a reconnue, et finalement menacée ! Cela m’a mise hors de moi, c’est vrai. Je ne souhaitais pas la tuer, juste

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la renvoyer chez elle nantie d’une belle balafre ! Afin de lui inculquer un semblant de courtoisie...

La comtesse s’interrompit, et désigna le bout de la lanière tressée de lamelles de fer coupantes.

— Elle a tenté de s’écarter juste quand je visais son épaule... Quelle absurdité ! Avec les précautions que nous prenons à ne sélectionner que des filles sans attaches... Ibis, espèce de crétin ! Où diable se cache-t-il, ce gueux mal formé ? — Il ne tardera plus et t’expliquera, répondit la vieille en déversant son seau de sable sur le cou du cadavre. Il était aux cuisines...

— Ah, vraiment ? Cet idiot congénital me ramène une donzelle de noble lignée, et il s’en va tranquillement conter fleurette à de grasses filles de salle ? Un de ces jours, il subira mon courroux ! Allons, cesse ! Ton seau est vide et elle ne saigne plus !

Ilona opéra un repli prudent en avisant le poing crispé sur le manche du long fouet. La vieille nourrice connaissait par cœur les réactions de celle qu’elle servait depuis si longtemps. Et les intonations coupantes, les yeux agrandis de la comtesse ne laissaient rien présager de bon. Pourtant, Erzébeth se domina et alla à la fenêtre. Le menton altier, elle se perdit dans la contemplation machinale de ses jardins. Avec son teint d’albâtre, son nez droit et ses lèvres sensuelles, la comtesse parvenait à rester belle sous l’emprise de sa sombre fureur. Âgée de quarante-deux ans, elle en paraissait quinze de moins et s’en enorgueillissait souvent. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui était un jour sombre. Aujourd’hui, pour la première fois de son existence, elle venait de tuer quelqu’un. Sans raison, et dans son propre château, encore. En ce début d’un nouveau siècle, la peur de la damnation éternelle fit soudain vaciller Erzébeth. Saisie d’un vertige, elle alla s’asseoir sur le grand lit qui accueillait ses ébats si condamnables.

Depuis le début de l’interminable guerre contre les Turcs, en 1593, son époux ne passait plus guère de temps dans le domaine familial. Le comte Ferencz Nadasdy guerroyait

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bravement et sans relâche, laissant Erzébeth céder à ses penchants particuliers. Dès ses jeunes années, la comtesse s’était avisée qu’elle méprisait au plus haut point les gens du commun, davantage même que ses pairs déjà peu bienveil- lants à l’égard du petit peuple. Et elle avait également très tôt pris conscience qu’elle appréciait l’exercice du pouvoir, de la domination sur autrui. Une hérésie, certes, en ce monde où Dieu avait créé l’homme à son image, et non la femme, faible créature vouée à la soumission et à la passivité. Était-ce à cause de cette rare tournure d’esprit qu’elle éprouvait une irrésistible attirance à l’égard des belles et jeunes filles ? Que l’envie de les posséder, de les forcer, de les violenter embra- sait ses sens et son esprit ? Elle avait fait honneur à son rôle de génitrice en donnant trois héritiers à son époux. Anna, Katarina et surtout Pal, un mâle qui perpétuerait la lignée Nadasdy. En outre, elle n’oubliait pas ses vœux de bonne chré- tienne, intervenant de temps à autre en faveur des familles nécessiteuses. Alors, oui, forte du devoir accompli à l’égard de Dieu et de son mari, Erzébeth avait enfin succombé à ses tentations, plusieurs mois auparavant. Oui, elle contraignait celles que le nain Ibis ravissait dans les ruelles des quartiers sordides, putains dont la disparition ne déclencherait nulle enquête. Oui, elle aimait à jouir de leurs corps, leur infliger de délicates souffrances, de redoutables délices, trop sans doute, parfois. Oui, elle s’enivrait de leurs gémissements quand, à tour de rôle, ces esclaves de plaisir montaient du cachot afin de satisfaire leur maîtresse. Mais elle ne les tuait pas. Jamais. Jusqu’à ce soir maudit.

Sa colère retombée, la comtesse réalisait pleinement la portée de son geste. Elle ne put s’empêcher de plonger ses yeux dans le regard vide de sa victime. Si belle, si innocente, si désirable. Avec une longue vie à venir, riche de promesses. Et maintenant morte. Pour un geste irréfléchi. Pour une seconde d’irritation. Pour rien.

Des jours plus tôt, Ilona avait posé une question redou- table. Qu’adviendrait-il de ces filles enchaînées à fond de

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souterrains lorsqu’elles vieilliraient ou n’éveilleraient plus les appétits de leur geôlière ? La comtesse n’en savait rien. Certes, les libérer serait impossible puisque ses victimes s’empres- seraient de la dénoncer, évidemment. Ordonner leur froide exécution, elle n’y songeait pas. Et voici que son caractère colérique venait d’apporter un terrible genre de réponse...

Consternée, Erzébeth reporta son attention sur la vieille femme qui s’acharnait à nettoyer le luxueux tapis taché de sang. Ilona et ses oripeaux de souillon, son visage parcheminé, son œil mauvais... Bien plus sorcière et fétide conseillère que simple domestique. Dès la petite enfance de sa maîtresse, elle n’avait plus quitté celle-ci. Et, depuis quelques années, Ibis, l’homme de toutes les laides et sales besognes, secondait cette singulière nourrice.

Justement, le nain à l’impressionnante musculature surgissait enfin, essoufflé par sa course. Erzébeth tourna vers lui son beau visage courroucé, tandis qu’il demeurait en retrait, penaud, vaguement conscient de s’être fourvoyé dans sa mission.

— Ibis, maudit âne bâté ! Contemple ton œuvre ! — Calme-toi, Erzébeth... Ce n’est pas sa faute, intervint la nourrice. Il m’a raconté ce qu’il s’est passé. La fille se préparait à entrer dans une taverne des bas quartiers de Trencin. Ibis s’est emparé d’elle avant qu’elle n’ouvre la porte. Une héritière de bonne famille en ces lieux sordides... Comment aurait-il pu prévoir...

— C’est vrai, c’est vrai ! se défendit maladroitement l’infirme. La fille, elle s’promenait dans des rues à putains... Comment est-ce qu’Ibis, il aurait pu prévoir ?

— Toi, le gnome pourvoyeur de problèmes, je te conseille de te faire discret durant un très, très long moment ! menaça Erzébeth d’une voix sourde, en pointant un index rageur. Dès que tu auras roulé ce cadavre dans le tapis et fait disparaître l’ensemble !

Désireux de faire oublier sa bévue, l’homme à tout faire se hâta d’entamer son macabre ouvrage.

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— Ce n’est que lorsqu’Ibis m’a parlé du collier qu’elle portait que j’ai réalisé le danger, murmura la nourrice en dési- gnant du menton le visage exsangue de la malheureuse. Mais il n’était plus temps...

— En effet, il n’était plus temps, répéta Erzébeth qui observait le manche de son fouet d’un œil hagard. Par Dieu, que faire ?

— Espérer que sa famille ne l’imaginera pas être venue au château. Cachtice commence à bruisser de vilaines rumeurs. Sept filles disparues en moins d’un an dans cette petite région, c’est beaucoup.

— Arrête de prophétiser le malheur, vieille harpie ! cria la comtesse en s’énervant à nouveau. J’ai besoin de solutions, non de pleurnicheries !

— Qu’il en soit selon ta volonté, Erzébeth. Puisque nous ne pouvons revenir en arrière, mettons à profit le trépas de cette blanche colombe.

— Qu’entends-tu par là ? — Que l’occasion nous est donnée de balayer une fois pour toutes tes angoisses secrètes. À plusieurs reprises, je t’ai proposé de t’adonner aux rituels sacrificiels. Tu t’y refusais, effrayée par la menace de la damnation. Néanmoins, après ce qu’il vient de se passer, la chose semble entendue... Profite donc de l’incident.

— De quelle façon ? — Tu t’en doutes bien, voyons. Le sang est l’élément premier de ma magie païenne. Et lorsqu’il provient d’une vierge, sa puissance se voit encore décuplée. Vérifions si cette idiote était chaste. Même à demi vidée, ses fluides vitaux associés à mes sortilèges te procureraient un regain de jeunesse et d’énergie. J’eusse pu procéder depuis des années, sur ta simple demande. Le choix t’appartient. Il ne tient qu’à toi d’ordonner à Ibis de la déposer dans le souterrain. J’officierai dès ce soir, si tu le veux. Une goutte de sang pourrait transformer ta vie, Erzébeth...

La jeunesse... Éternelle, puisque offerte par la grâce de la magie. Autant dire l’immortalité... Le vieillissement était

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certes un monstre hideux, dévoreur d’enthousiasme, de séduction et de rêves. L’on pouvait néanmoins s’en consoler partiellement dans l’exercice du pouvoir. Mais face à la mort, nulle solution. Et Erzébeth se tétanisait, s’épouvantait à la seule évocation du trépas. Certes, elle avait l’habitude de la peur. Dès son enfance passée derrière les murs épais du sinistre château de Ecsed, son sommeil agité s’était peuplé de cauchemars, d’effrayantes chimères la pourchassant nuit après nuit. Car, nuit après nuit, l’intendant d’Ecsed (un ogre à barbe démesurée, dans son souvenir) frappait et violait sa femme. Et les cris de l’infortunée résonnaient le long des couloirs aux murs noircis par les ans. À moins que ce ne fût par l’épouvante ? Personne ne s’offusquait des pratiques barbares de l’ogre, se rappelait Erzébeth. Et les hurlements désespérés retentirent durant des mois, jusqu’à s’interrompre d’un coup un soir. L’ogre venait de trucider son épouse.

Les murs des couloirs n’en redevinrent pas clairs pour autant. Très vite, l’on murmura que le spectre de la suppli- ciée ne cesserait de hanter ces lieux où elle avait tant souffert. Un silence aussi terrifiant remplaça alors les cris. Et le vent d’hiver se mit à apporter des sons étranges qui ressemblaient à des murmures plaintifs ou colériques. À cette époque, une Ilona à l’apparence moins répugnante qu’aujourd’hui donnait à Erzébeth des philtres qui faisaient reculer ses craintes irrai- sonnées. Toujours trop peu longtemps, hélas. À tel point que ses parents finirent par s’inquiéter quand de violents maux de tête s’ajoutèrent à ces anormales pensées. La possession diabolique ne réservait pas l’exclusivité de ses malédictions à la populace, après tout. Mais Erzébeth, elle, connaissait la solidité de sa foi envers Dieu. Elle savait bien qu’elle n’était pas le jouet du Démon. Juste celui de ses terreurs nocturnes.

Puis, au soulagement secret de sa famille, elle quitta la sombre forteresse et emménagea dans celle de Sarvar, siège du château familial des Nadasdy. Dans sa onzième année, Erzébeth avait été promise en mariage au jeune comte Ferencz. Une chance, estimait-elle à l’aune de sa maigre

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expérience, puisqu’elle ne reviendrait jamais au château maudit d’Ecsed dont même les tours de pierre étaient noires, dédiées à la mort. De plus, sa future belle-mère, Orsolya Nadasdy, consacrerait son temps à la préparer à son devoir d’épouse et de mère. Erzébeth profita de cette phase d’éduca- tion supplémentaire et compléta sa culture. Dotée d’un esprit vif et brillant, elle apprit à lire et à écrire en six langues.

Las... Un sort contraire s’acharna à la priver de cette paix de l’âme qu’elle recherchait tant. L’été de ses treize ans, elle répondit à l’appel de sa sensualité débordante. Au cours d’une promenade solitaire, Erzébeth céda à un paysan qui la dévorait des yeux chaque fois qu’elle se baignait dans la rivière proche. Plus jeune qu’elle encore, le garçon était déjà vigou- reux. Et affamé de plaisir, lui aussi. Emportée par la passion, Erzébeth s’abandonna à cette étreinte illégitime dans le secret d’un petit bois, sans se soucier de l’avenir. Pourtant, cet acte honteux constituait une trahison à l’égard du comte Ferencz qu’elle devait épouser le jour de ses quinze ans. Sans parler du crime de mésalliance que représentait l’union charnelle entre une adolescente de noble sang et un gueux, même si celui-ci espérait dépasser un jour sa condition misérable. D’ailleurs, seul le malheur couronna cette rencontre, huit mois plus tard, lorsqu’Erzébeth mit au monde une bâtarde mort-née. Comme si Dieu, dans son juste courroux, avait voulu infliger une punition inoubliable à la jeune pécheresse. Elle avait donné la vie pour la perdre aussitôt. La mort était née de son ventre. Et un jour, la mort la prendrait, parachevant ainsi la colère divine. En incarnant cette mère incapable de procréer, Erzébeth venait de contracter sa plus grande peur. Celle qui s’attacherait à ses pas, où qu’elle tentât de se réfugier. Celle qui emplirait désormais sa vie, reléguant loin en arrière les croquemitaines du château d’Ecsed. Celle contre laquelle nul recours n’existait, puisqu’elle concluait l’existence de tout être depuis la création du monde. La Mort... Quand viendrait- elle ? À quel âge ? Précoce ? Mûr ? Et de quelle façon ? Dans le sommeil ? Dans les regrets ? Dans les remords ? Dans le péché ?

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Dans les affres d’une longue et douloureuse agonie ? Erzébeth ne pouvait répondre à aucune de ces interrogations morbides. Une seule chose demeurait certaine. La mort viendrait.

Son mariage fut célébré en 1575, tel que prévu et en occul- tant soigneusement l’absence de virginité de la promise. Les Nadasdy tenaient trop à leur alliance avec la riche et puis- sante famille Bathory pour répudier Erzébeth. Ferencz fit donc comme si de rien n’était. De toute façon, en ce temps-là déjà, les pensées du comte survolaient les champs de bataille présents ou à venir. Les ans passèrent. Ferencz se montrait aimable vis-à-vis de sa femme, quoiqu’un peu distant et guère empressé. Il ne fallait pas trop exiger d’un homme élevé à des fins exclusivement guerrières, Erzébeth en avait conscience. Elle se satisfaisait de cet état de choses, bien qu’un profond sentiment de solitude parachevât le chaotique édifice de son esprit tourmenté.

Après dix années de vie commune, la comtesse accoucha d’un premier enfant. Une fille, et celle-là en parfaite santé. Belle revanche sur le petit corps bâtard, frêle et inanimé qu’une servante était partie jeter dans les douves, à l’hiver 1574. Belle revanche, mais éphémère. Suivirent deux héritiers supplémentaires, Orsolya et Andrei, qui trépassèrent en bas âge. La mort, toujours rôdant autour d’elle, lui infligeant la pire douleur que pût éprouver une mère. Voir périr prématu- rément sa progéniture était encore plus atroce que de subir le décès d’un nourrisson auquel l’on n’avait guère eu le temps de s’attacher. Erzébeth commença à se tourner vers les magi- ciens de forêts, les devins, les rebouteux. À l’instar d’Ilona, ils ne proposaient que des remèdes à l’efficacité temporaire. Un seul d’entre eux réussit à l’apaiser vraiment, davantage par ses mots et ses étreintes que par la seule pratique de ses arts occultes. Mais cet homme à la personnalité si forte ne vécut pas longtemps aux environs de Cachtice...

Ce fut dans ces années que la comtesse découvrit des mixtures aux effets impressionnants, telle l’Herbe aux sorciers. De redoutables médications qu’Ilona s’était jusqu’alors gardée

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de proposer à sa maîtresse jugée trop jeune. Pourtant, aucune potion, aucune vision, aucun songe ne purent guérir Erzébeth de sa peur désespérante d’un trépas inéluctable. Pas davan- tage que la naissance de deux autres enfants bien vivants. Même la foi en une résurrection de l’âme ne parvint jamais à vaincre l’horrible chancre qui grignotait ses pensées. Comme si, remontant de son effrayante enfance au château d’Ecsed, une petite voix lui murmurait obstinément qu’elle se verrait refouler du Paradis, malgré sa foi en une rédemption promise aux croyants. Car, pour sacrifier à ses devoirs de bonne chrétienne, elle n’en demeurait pas moins une pécheresse dont la peau exhalait une odeur de mort infantile.

À chaque jour nouveau, Erzébeth réalisait pleinement n’être pas heureuse. Et chaque jour passé consolidait ses douloureuses obsessions. Voilà que ce soir, Ilona se propo- sait d’agir une fois de plus. En toute sincérité, la comtesse le savait. La chose semble entendue, avait estimé fort à propos la sulfureuse mais dévouée nourrice. Sans doute, en effet, après l’acte assassin perpétré dans cette chambre. Alors, damnée pour damnée...

Erzébeth adressa un signe sec à Ibis qui interrompit sa tâche. Puis la comtesse hocha lentement la tête en fixant Ilona. Un assentiment lourd de conséquences, sans qu’elle pût encore le suspecter. Et qui la conduirait aux portes de cet Enfer tellement redouté. Ou peut-être, au fond, tellement désiré...

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t

rois semaines s

écoulèrent

, rythmées par le quotidien, entre gestion des affaires domaniales et remontrances adressées à des laquais serviles ou des gens d’armes obtus. En l’absence de son époux, Erzébeth dut honorer plusieurs rendez-vous et entendre diverses doléances. Dès le début de la guerre, elle s’était personnellement chargée d’organiser la défense des propriétés, avec l’accord du comte. Une initiative d’autant

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