Parure d’Abysse

En cette Coulée des éléments relatifs à la sphère sensible de l’addiction risquent d’affleurer.

Printemps 2046

Sa tête pivotait à peine à la vue des devantures qui en ce jour ne l’attiraient pas le moins du monde. L’adolescent n’avait même pas à y impliquer beaucoup de volonté ; sa lassitude était telle que ses yeux demeuraient immobiles dans leur faisceau, indifférents à toute distraction visuelle. Il s’était convaincu de se déplacer dans l’optique de ne point céder une once de son être à quelque consommation à laquelle ces excursions incitaient. Résolution futile considérant l’attirail qu’il trimbalait dans sa poche. Avisant enfin un espace approximativement neutre, Hjúki savoura un instant l’absence de tapage auditif ou lumineux et d’activité : la matière brute. D’autres regards verraient en ces ruines du glauque ou bien trop de significations ; l’étudiant n’avait pas de temps de penser au contexte, devant soi se tenait sobrement la station idéale et quasiment inégalable en ce village. Plus répulsive encore que la cabane devenue désormais un potentiel repère à adultes. Se prétendre dénué du moindre scrupule aurait été faux, un frisson lui parcourut l’échine devant de cette charpente effondrée, témoin de ce Monde qui continuait à sombrer. Peut-être qu’il sera sacrilège. Mais qui à jamais s’en garde ? Ralentissant sa respiration pour repousser la scène macabre, pour s’insensibiliser aux souvenirs ici contenus ; ses genoux lâchent semi-intentionnellement. Quelques ajustements et le voici assis à quelques pas des restes de la boutique dont il se remémore à peine l’aspect d’antan.

Cette saison ne devrait être déjà arrivée. Il ne devrait sentir le poids tranchant des rayons sur sa peau ni sentir la chaleur du Soleil glacer son corps. La première fiole que ses doigts emprisonnent instinctivement contient une potion dont une ancienne enseignante, Meilla Primard, avait partagé le secret à ses élèves. En passe d’être diffusable, le jeune Anastase n’avait pas suivi la concrétisation du projet ; il l’avait préparée aussi renforcée que possible selon ses réminiscences pour que sa durée en soit prolongée au maximum de son potentiel magique. Sa Sœur-de-Cœur désignait ce mélange comme le souffle de Chioné, qu’il délivra sans tarder. Le voile se leva et les premiers flocons se libérèrent, la gravité les guidant à sa rencontre. Ah, que cette caresse hivernale était douce. Ses mains s’ouvrent pour tendre les paumes à ces flocons capturés avec art en bouteille, mais se suspendent avant de rejoindre quelque parcelle de sa Silhouette. Nul besoin de toucher sa peau pour en sentir la fragilité poreuse, la texture trop contrastante de ses cernes. Nul besoin de toucher ses membres pour en sentir leur grêle consistance. Nul besoin de toucher pour sentir les tremblements qui n’ont pour origine ni le froid ni le chaud. Nul besoin de toucher pour sentir qu’entre tous les flocons qui l’enrobent il est celui qui a fondu.

Depuis quand le goût s’est-il métamorphosé ? Quand est-ce que le sans-saveur est devenu saveur omniprésente ? Jamais… c’était tellement à l’encontre de ce que le jeune Anastase imaginait être son identité. Alors jamais il n’aurait imaginé souhaiter se couper d’une partie de soi pour un intervalle de suspension. Jamais il n’aurait imaginé prendre goût à l’absence de goût, s’accrocher au décrochage de toute attache, aspirer à sentir qu’il ne sent pas. Nulle part, cet endroit sans repères si factice ; qui n’a rien à offrir mais parvient toutefois à séduire. Comme si le contraste de ses sens ne suffisait plus, qu’il fallait à leur tour les contraster. Ce détachement apporte une impression inédite. Interprétable comme tout et rien. Une terre inexplorée, combien de pas en elle creuser pour y reconnaître la mine d’un El Dorado ou les profondeurs d’une Abysse ? La pure indéfinition ne devrait attirer, le visage illisible qu’elle arbore innocemment dupe à son aise une fois, puis… argh, ses poings serrés si fermement pour tuer les vibrations lui sont encore étouffés. Alors que Hjúki a conscience de ne pas être masqué actuellement, il ne se perçoit pas entier. Si seulement ces flocons pouvaient être ses alliés et dévorer de leur morsure les fers ancrés qui le mettent en fusion jusqu’en leur absence…

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PRINTEMPS 2046, UN SAMEDI,

PRÉ-AU-LARD, RUINES D'ARTISANAT MOLDU,

Alyona, 16 ans

Chioné s'en est allé sans un bruit. Elle est partie et je ne l'ai pas vraiment remarqué, sa retraite s'est faite si silencieuse que n'y ai pas fait attention, à mon plus grand regret. Elle s'est effacée petit à petit, jour après jour, nuit après nuit, finissant par ne plus être vraiment là. Aucune trace n'est restée derrière elle. Le Blanc immaculé a fondu pour disparaître entièrement, si bien que je me demande s'il n'est pas qu'un vieux souvenir, qu'une vision que j'ai imaginé, qu'un désir dont j'ai rêvé. Les arbres nus sont désormais presque tous recouverts de bourgeons en pleine santé, n'attendant que l'accord des limoniades pour révéler au monde leurs précieux trésors. Le vent est maintenant agréable, il a perdu de son mordant, devenant aussi doux que la caresse d'une plume ; il réconforte mon cœur en naviguant ainsi sur mon visage. L'Astre du Jour reste chaque jour plus longtemps dans le ciel, quel bonheur ! Le Ciel se dévoile plus régulièrement, si magnifique, ses grands nuages blancs chassés par la douceur du vent voyageur. Mais Chioné s'est envolée et je ne l'ai même pas vu partir. Suis-je donc devenue aveugle, incapable de voir le monde autour de moi ? Mon regard était-il à ce point fixé sur mes propres problèmes pour ne pas apercevoir les changements de la nature ? Suis-je devenue insensible aux beautés de l'extérieur ? Ai-je perdu mes repères en m'enfonçant dans les profondeurs de mes pensées ? Merlin, comment ai-je pu passer à côté de la disparition progressive de Chioné ? Mes émotions se teintent d'un gris confus. Je n'en sais rien.

Mes pas se font rapides dans les rues bruyantes et animées. Je ne porte pas attention aux murmures comme aux échanges de sourires et de jolis mots, je ne rentre dans aucune boutique et ne prends même pas la peine d'observer les vitrines rayonnantes de celle-ci. Mon écharpe aux couleurs de Serdaigle pendue au bout de mon bras, j'ai le regard attiré par chaque manifestation du printemps, des bourgeons encore verts aux fleurs à l'aube de leur vie. Mes yeux ronds s'étonnent et mon cœur se serre. Je n'avais pas remarqué que l'hiver s'en était allé — et qu'est-ce que j'en ai honte, Merlin ! J'ai l'impression que tout me glisse soudainement entre les doigts. Ces derniers temps, mon esprit a été fort occupé par l'approche des BUSE et les derniers événements concernant le Dominion. Je me suis retrouvée prise au piège dans l'océan de mes pensées, pleine de sensations et d'émotions, sans savoir comment nager. Fus-je donc rendue si aveugle par mes réflexions, incapable de voir au-delà de mes propres pensées ? Parviendrai-je à percevoir l'arrivée de l'été avant que ma peau ne devienne rouge à cause des baisers du soleil ? Remarquerai-je les chants estivaux des Voltigeurs du Ciel en révisant mes examens dans le parc cet été ? Ou alors, continuerai-je à rester enfermée dans mon crâne sans rien percevoir d'autres que la puissance de mes émotions ? La honte pèse sur mon cœur comme un lourd secret.

Mes pas m'emportent dans un endroit peu fréquenté, comme si je leur avais demandé, sans m'en rendre vraiment compte, de m'emmener bien au-delà de ce nuage de sons qui m'empêche de percevoir clairement le reste de mon environnement. Désormais, mes pieds foulent le sol d'un endroit bien vide, éloigné de toute vie. Les ruines d'Artisanat Moldu ne sont pourtant pas très attirantes. En temps normal, jamais je ne me serais aventurée dans ce lieu si sombre et fragile. Peut-être ai-je vraiment besoin de calme pour apaiser mes pensées désordonnées.

Je m'avance calmement, le cœur légèrement serré. Je crois que cet endroit me fait un peu peur. J'ai l'impression qu'une simple bourrasque suffirait à tout faire s'écrouler. Pourtant, tout en étant inquiète, je me sens étrangement bien ici. Même si je n'y suis pas vraiment en sécurité, je m'y sens à ma place, comme si j'étais au bon endroit au bon moment. Mes pensées sont plus paisibles et mon cœur, moins lourd. Est-ce dû à la presque absence de sons ou à ce lieu si particulier ? Je n'en sais rien, mais ce n'est pas important.

Alors que je m'apprête à sortir de ce lieu étonnant, une présence attire mon regard. À moins que ce ne soit la perception si discrète de quelque chose d'anormal qui fasse s'arrêter mon corps ? L'instant en suspens, j'observe la scène en silence. J'ai l'impression de flotter, je suis juste au bord de cette scène mais je ne m'y introduis pas ; entre le monde et celui de l'inconnu, je tangue. Mais de quel côté vais-je tomber ?

L'inconnu est assis, mais là n'est pas l'important. Il a, entre ses doigts, une fiole aussi inconnue que lui. *Merlin, qu'est-ce ?* Mon regard plonge à la recherche d'indices. Mes pensées s'agitent comme de hautes vagues auxquelles j'aime les comparer. Est-ce une potion ? À moins que ce ne soit une boisson ? Je me sens, alors que mes yeux dévorent le verre, profondément attirée par cet objet plein de mystère. Que contient-il ? Car, il y a bien quelque chose dedans, *non ?* Par Circé, je n'en sais rien. Le vide serait si étonnant mais si décevant. Je chasse l'idée de mon crâne. Pourquoi penser à ce qui me décevrait ? Les multiples racines des possibles sont bien plus passionnantes, je me plais à m'enfoncer dans leurs profondeurs pour percer leurs secrets. Cette fiole pourrait contenir mille choses différentes, cependant, elle n'en contient qu'une seule. Liquide ? Solide ? Gazeuse ? Magique ? Les questions sont nombreuses à jaillir de mon crâne. Pourtant, aucune réponse ne se glisse pour les arrêter, mes questionnements restent enfermés dans ma tête, jolis oiseaux bien trop terrifiés pour effectuer leur premier grand plongeon.

Si mes lèvres restent closes, mes yeux, eux, sont grands ouverts. Ils cherchent dans les détails la compréhension. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Quel est le contenu de la fiole ? Quel est l'intérêt de celui-ci ? Et, doux Merlin, pourquoi donc suis-je si attirée par ces mystères enfouis sous la poussière de l'Inconnu ? Un souffle sur le tout et les particules s'envolent et disparaissent. Un souffle et plus aucun mystère. Un souffle et...

« Qu'y a-t-il dans la fiole ? »

Mon corps franchit la limite ; je suis désormais plongée dans la scène que j'observais. Les yeux posés sur l'ensemble des éléments qui s'offrent à moi, je contemple ces poussières de mystère, désireuse de les voir s'envoler.  

~

Vous qui condamnez ces âmes en peine qui succombent aux soutiens certes seulement éphémères pour aussitôt les pointer comme viciées, ne savez pas. Vous qui méprisez l’être emporté par la noyade dont les poumons sont gorgés non d’une eau pure mais d’un poison dilué alors que vous n’aviez eu une once de considération pour sa Silhouette lorsqu’elle tentait encore impuissante de s’extirper des courants par lesquels elle aurait de toute façon sombré, ne savez pas. Vous qui croyez pouvoir transpercer les idées d’esprits qui vous sont totalement étrangers, ne savez pas. Vous qui ne concevez pas que cette minute qui finit par en valoir deux puis quatre représente bien un simulacre de lucarne dont l’éclat est fabuleusement aveuglant à qui n’a plus perçu la moindre once de lumière depuis bien trop longtemps, ne savez pas. Vous qui blâmez qui n’a plus reçu la visite de la quiétude depuis ce qui paraît une éternité pour oser la souhaiter jusqu’en une bribe arborant un visage reconstitué, ne savez pas. Il faudrait avoir pensée parfaite, nul droit de faillir. Il faudrait d’emblée projeter selon une vision limpide et pérenne. Vous qui supposez qu’aucun effort n’est fourni alors que la seconde de l’hésitant et partiel assentiment a été précédée des rugissantes luttes de la résistance, ne savez pas. Vous, regards jugeants mais nullement soutenants, êtes un bien pire poison à n’importe quel pis-aller vers lequel l’adolescent éperdu aura bien pu en un instant flanchant se tourner dans l’espoir d’étouffer les invisibles assauts. Vous ne savez pas.

Non, il n’est pas inconscient. Non, il ne se repaît pas. Ce serait mentir que de prétendre que les prémices de l’expérience n’avaient été appréciées dans le sens où les promesses avaient été tenues, cela avait bien prodigué une pause. Ce serait néanmoins tout autant mentir que de prétendre que les maux premiers n’avaient été remplacés par de seconds maux ; en somme il n’était pas libre. La sensation de répit s’estompait et entre-temps le détraquement sensoriel qui suivait le compressait d’une intensité plus insupportable encore. C’est pourquoi Hjúki se devait de s’interroger sur ce nouveau regard dont il venait de sentir le poids se poser autour de ses Contours : savait-il ou ne savait-il pas ? En invoquant littéralement cet échantillon du climat hivernal, au-delà de la nostalgie de ce temps qui dessinait comme une enveloppe ouatée autour des êtres, elle avait cherché à prendre la température ; et force était d’avouer que les stimuli qui lui parvenaient confirmaient que même à découvert ses perceptions étaient défaillantes. S’autorisant à frôler sa peau, elle était comme tachetée de variations allant du froid au chaud, aucune uniformité. S’attardant sur le doigt qui bouche la fiole et l’a empêché de tourbillonner plus férocement – comme s’il en avait besoin, le voile de douceur lui a suffisamment appris – le jeune Anastase doit convenir qu’il s’agit là d’un contenant bien innocent en comparaison à moult mixtures qu’il qualifierait de goudronneuses. En soit, en demeurant à ce cristal, sans le prisme singulier ; aucune compromission à présenter cette préparation.

Il n’y paraît pas, mais si la glaçure pouvait être mise en bouteille… lentement, ses rouages se mettent en marche. L’art des potions est d’Équilibre… ce qui devrait signifier… à chaque substance son antidote ? Ce qui a été fait se défait, n’est-ce pas ? Guérir le venin par ce dernier-même… Si jusqu’à des prisons sont capturables… Peut-être qu’il a le pouvoir de contrer ses propres créations. Peut-être qu’il doit désirer l’inverse de ce qu’il souhaitait alors enfermer. Pour reculer jusqu’au point de bascule ou même se risquer à aller plus loin, en explorant d’autres pistes que celle qui a pris le dessus sur son Essence ? L’adolescent doit continuer, qu’importe la direction. Même si condamner les impasses semble à sa portée, à la stagnation elle se refuse. Son esprit n’enchaîne pas encore le déroulé avec clarté, il vient seulement de saisir cette idée qu’entre ses mains se tient la preuve que tout se synthétise. Jusqu’à un bout de nature qui ne se boit pas mais reprend fugacement ses droits. Captivé par cette révélation, Hjúki ne craint plus de s’adresser à la voix et dévoile, reprenant l’expression qui n’est sienne mais pourtant la plus juste à son goût.

« Le Souffle de Chioné… une respiration ainsi capable d’immiscer toute Saison. »

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Les réponses sont pour certains comme des pierres précieuses. Plus elles sont attendues et importantes, plus elles brillent aux yeux de ceux qui les désirent. Cachées et recouvertes par les poussières sombres du mystère, on ne sait jamais avant de les découvrir ce qu'elles sont. On suppose et on espère. Sont-elles éclatantes de lumières ? Sont-elles grises et ternes comme des pierres ? Sont-elles petites mais jolies ? Valent-elles beaucoup ? Sont-elles rares et désirées ? Peut-on les échanger ou les faire deviner facilement ? Sont-elles difficiles à garder ? On cherche par tous les moyens à en posséder toujours plus. Avoir des réponses, c'est avancer, découvrir, grandir et progresser. Cela calme aussi l'âme qui se pose sans cesse des questions et cherche à percer des mystères, coûte que coûte. Pourtant, parfois, les réponses déçoivent ou nous font souffrir. Alors, on préfère fermer les yeux, faire comme si nous ne savions pas, un demi-tour pour oublier, ou tout du moins essayer. Les réponses peuvent se révéler merveilleuses comme laides, c'est ce qui fait leur force. On passe une grande partie de notre temps à en chercher ou à en offrir. Elles se dévoilent souvent grâce à la parole mais parfois, des gestes, des sourires, des hochements de tête ou des émotions lisibles peuvent également les exprimer. Finalement, une grande partie de notre vie tourne autour d'elles. Elles sont même pour certain capitales, comme si on ne pouvait progresser sans les avoir à nos côtés. Des réponses, toujours, parfois même sans question auparavant. Des réponses pour grandir et avancer. *Et pour chasser tout ce mystère étouffant.*

Et la voici qui se dévoile, éloignant par le même biais toutes les interrogations à son sujet. Ou presque.

*Le Souffle de Chioné* Je m'émerveille en silence. Un sourire naît sur mon visage et mes yeux se mettent à briller soudainement, comme si les flocons enfermés dans cette fiole avaient transplané dans mes pupilles. Sans m'en rendre vraiment compte, je m'avance de quelques pas, mon intérêt amplifié par cette révélation.

Peut-on, en étant plus près, apercevoir des flocons ? N'est-ce qu'une illusion ou sommes-nous vraiment capables de sentir l'hiver lorsque l'on ouvre la fiole ? Est-ce que cela perdure un minimum ou la chaleur environnante balaye le souffle et ses merveilles avant qu'on ait pu les apercevoir ? Une parcelle de l'hiver au milieu du printemps, cela semble fantastique. Produit-elle de la neige et du froid ? En grande quantité, pouvons-nous chasser les saisons pour faire régner éternellement Chioné ? Oh, ce ne serait pas une bonne chose pour la plupart des plantes mais l'idée est si tentante ! Cette fiole et son contenu sont magiques, c'est certain. Comment produire un pareil souffle ? Quels ingrédients pourraient être nécessaires ? Combien de temps nécessite la création d'un éternel hiver enfermé dans du verre ? Les questions fleurissent dans mon esprit, bien plus nombreuses qu'avant la réponse de l'inconnu. Finalement, on croit toujours que les interrogations s'éteignent après avoir reçu une réponse, comme si une seule satisfaction était capable de chasser toutes les demandes. Nous sommes bien naïfs pour croire cela. Retirer une plante sans ses racines, c'est risquer qu'elle réapparaisse après, avec toutes ses sœurs pour nous défier de réaliser notre objectif.

Je m'accroupis pour que mon regard soit à la même hauteur que la potion. La magie rend possible tant d'évènements et de créations fascinantes. Que je suis fière d'être sorcière ! Mon monde sans la source inépuisable qui navigue autour de moi ne serait rien. Je serais tellement vide sans la magie. Ce serait un peu comme si j'étais un ciel sans lumière et dévoré par les nuages : j'aurais perdu toute ma beauté et ce qui fait que je suis unique.

« C'est... » Je cherche mes Mots. Se sont-ils envolés ? Je crois qu'ils ont été noyés par l'abondance de mes questions. « ... merveilleux. »

Mes yeux remontent pour croiser ceux de l'inconnu. Sait-il de quoi cette option est faite ? Certainement. Mais pourquoi l'a-t-il amené ici ? Souhaitait-il mélanger les poussières des ruines à l'étincelle éblouissante des flocons ? Mais pour créer quel contraste ? Peut-être n'est-ce qu'un hasard des circonstances, parfois il ne faut pas chercher plus loin. Pourtant, l'intrigue et les questions restent en suspens dans mon crâne, comme si en répondant, l'inconnu n'avait pas chassé tous les mystères. J'ai l'impression que ceux-ci perdureront toujours. Notre monde est un mystère qui, même avec des centaines de réponses différentes, ne saurait être entièrement connu. Je pense qu'il faut savoir l'accepter, même si c'est compliqué : nous ne sommes pas capables de tout savoir. L'Inconnu existera toujours, peu importe les moyens que nous nous donnons pour le faire disparaître. Il faut l'accepter et ne pas lutter contre. Je ne sais pas vraiment ce qu'est cette potion, comment elle a été faite, par qui, pourquoi, quand et même où. Je sais simplement qu'elle est, comme me l'a dit le grand inconnu, le Souffle de Chioné. Est-ce suffisant comme savoir pour apaiser mes pensées ? Peut-être pas. J'ai encore mille questions au bord des lèvres qui attendent que je soulève mon voile de silence pour apparaître. Mille questions qui resteront au bord de mes lèvres, car le mystère, même s'il peut être frustrant, est la clef d'un sourire. Si nous savions tout, nous perdrions le goût de la découverte et le bonheur qu'il apporte.

« Puis-je... » Je souris brutalement. C'est une nouvelle interrogation qui s'échappe de ma bouche. Moi qui me pensais capable de les garder enfermées pour mieux apprécier leur présence ! Elles finissent toujours par s'échapper, c'est incroyable. « Puis-je sentir son Souffle, juste un instant, si vous me le permettez ? »

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Une douce nostalgie s’empare de son être au moment où il reconnaît en ce visage étranger ce qui pourrait constituer un reflet de la fascination telle qu’il avait pu en manifester à un plus jeune âge. Triste constat, l’émerveillement était un état qui avait peu à peu oublié et délaissé Hjúki, le rendant d’autant plus précieux. L’écoulement des années depuis la découverte de cette préparation n’était point la raison pour laquelle son excitation était retombée, loin de là. À force de dévouer son attention à des objets d’étude s’avérant à terme redoutablement tranchants, alors que c’étaient eux qui en fin de compte envahissaient l’existence de l’enfant perdant totalement le contrôle, dont la capacité à mener l’exploration était arrachée ; pour se préserver de l’anéantissement opéré depuis l’intérieur à cause de l’infiltration du centre d’intérêt devenu nocif, une forme d’assagissement l’avait lentement écarté de ce qui pourtant appartenait à ce qu’il imaginait appartenir à son Essence. Hjúki demeurait une personnalité empreinte de fascination, qui en réaction à des expériences lui ayant appris que certaines faisaient d’excellentes armes d’autodestruction avait néanmoins résolu de s’interdire au plus d’exprimer son naturel captivé. Où était la limite entre le sain dévouement et l’enfoncement dans l’abîme ? Du fait de sa tendance à l’excès, ne pas sombrer systématiquement en l’extrême exigeait une force et résistance exceptionnelle. Le temps de l’acquérir pour se permettre une réouverture – ce n’était pas une privation qu’il comptait s’infliger à vie – l’adolescent en était encore à panser les plaies de ses dernières fascinations depuis une retraite choisie. À défaut de s’autoriser à goûter par soi-même au regretté frisson, le lire même chez autrui transmettait un doux courant mélancolique et réconfortant. Une partie d’elle aimerait bien céder, simplement pour se prouver qu’il est encore possible de se consacrer à un moment sans violent revers, la garde est légèrement abaissée. Au travers d’une minuscule trouée, un droit est partiellement concédé, celui de s’éveiller et de dépasser sa retenue si des conditions propices se présentent.

Sans ciller, il l’observe approcher et même se placer humblement à hauteur de la fiole toujours bien maintenue entre ses doigts. Les quelques syllabes chantées en coupent son propre Souffle, suspension qui a déjà provoqué le rougissement de ses extrémités lors que la respiration reprend enfin. Alors voilà ce que la rétention provoque, voilà l’horrible transformation qu’elle impose dans les perceptions. Ce n’était pas assez qu’elles soient détraquées, il fallait de surcroît qu’en souhaitant les protéger elles ne soient même plus fonctionnelles. Dans quels terribles vices le jeune Anastase avait-il été entraîné ? En extase par ses perceptions, il avait goûté la joie de s’en enivrer, jusqu’à éprouver la douleur de la saturation alors qu’il n’avait appris à filtrer, pour y mettre fin il avait cherché à s’anesthésier, dupé par un faux-succès ayant vite tourné à des influx plus chaotiques que jamais ; et désormais que l’heure de la raison essayait de s’imposer, le retour à l’état initial où ses récepteurs traitaient convenablement les informations paraissait tout bonnement irréalisable. Il ne risquait plus d’être saturé, tout comme il ne risquait pas plus de recevoir quoique ce soit. Une fraction purement intellectuelle de son esprit parvenait à reconnaître l’authenticité des mots entendus ; mais l’écho était confronté à une partie sensible hermétique. L’adolescent avait l’impression que ses sens étaient en déclin, qu’il se raccrochait à des souvenirs écornées dont les couleurs étaient ravivées par l’intervention d’un témoin dont les sens étaient encore en Éveil. Le barrage ne concernait pas ses émotions qui affleurèrent en ses Perles-de-Nótt embuées alors que la déchirure de ne plus avoir la capacité d’être traversé de sensations autrefois si belles devait se manifester par un tangible épanchement. Comme si de rien, en tirant la manche de son bras libre pour couvrir la paume, le tissu absorba l’excès d’humidité ; d’un geste sûr il avait déjà clos l’intempérie. L’épisode aurait-il été immanquable pour celle qui s’était postée à portée, Hjúki n’en était pas soucieux ; avoir ressenti quelque chose n’avait nullement à susciter quelque honte ou jugement.

Revenant au contenant riche de dualité justement sollicité, un verbe rebondit en hurlement contre les parois de son esprit. *sentir, sentir, …* siffle en implacable Souffle venteux la litanie. Il n’en voulait pas ni même n’enviait les tiers qui sentiraient probablement avec une intensité toute autre la caresse hivernale, qui en éprouveraient un étourdissement sensoriel unique. Même si la jeune Anastase n’en sait rien, l’espoir que ça reviendra un jour persiste. C’est pourquoi même si son corps n’en profiterait pareillement que celui des autres, il n’est de motif de lui refuser de Sentir. Ce n’était pas comme si Hjúki pouvait lui offrir le sien, au moins résiduellement la potion recelait quelque once de son énergie convertie en un Souffle nouveau. Disciplinant ses membres tremblants, il s’exécute et libère doucement une salve d’Hiver depuis le récipient contenu au creux de sa main, occultant les conséquences pour se focaliser sur le présent.

« Bien sûr… » sa voix déraille comme si elle était en pleine mue. « … après tout, je l’avais précisément préparé et emmené pour qu’il soit senti. »

~

La Magie est fantastique, c'est un fait. Même ceux qui n'aiment pas l'étudier ou l'utiliser doivent s'accorder sur cette certitude, à moins qu'ils ne préfèrent plonger dans le mensonge. La Magie est brutale, douce, terrible, belle, repoussante et attirante : la Magie est un mélange de divers opposés, ce qui fait sa merveille. À bien y réfléchir, la Magie est très semblable aux émotions, et également très liée à eux. Ce qui fait de nous des sorciers, tout comme ce qui fait de nous des êtres humains, nous ne pouvons pas l'ignorer ou choisir de ne pas le ressentir. Certains essayent mais ils sont bien idiots. Pourquoi vouloir faire taire ce qui fait de nous ce que nous sommes ? La Magie et les émotions ont bien évidemment d'autres points communs, notamment le fait qu'on ne puisse pas toujours les contrôler, ou alors ce qu'ils nous font faire et ressentir. J'ai parfois du mal à comprendre le désir qu'ont quelques sorciers à vouloir devenir moldus. Ont-ils peur de ce à quoi ils ont accès ? Ceux qui tentent de faire abstraction de la Magie ou des émotions qu'ils ressentent doivent être bien trop effrayés ou dédaigneux pour oser se penser capables d'un tel aveuglement. Ne pas aimer la Magie, Merlin ! Moi elle me fait rêver. Même si je le voulais, ce serait impossible pour moi de mettre ma Magie ou mes émotions de côté ; je préfère m'en remplir, plonger vers eux tête la première et me laisser envahir, me noyer dans leurs merveilles pour éviter d'être envahie par tout le reste.

Alors, plus je réfléchis à propos de cette fiole et plus je m'émerveille. Parce que la Magie est incroyable, parce que mes pensées s'extasient devant une graine de mystère et de nouveauté et parce que je ressens le besoin viscéral d'en apprendre toujours plus et de souffler un peu sur les poussières de l'Inconnu.

Je savais que la Magie nous permettait de modifier temporairement la météo ou de faire apparaître de l'eau au bout de sa baguette, mais retenir un bout de saison dans une fiole, cela me semble presque impossible — j'aurais dû me dire la Magie était synonyme de tous les possibles. Jamais je n'aurais pu un jour imaginer une telle potion ; la personne qui l'a inventée devait vraiment adorer Chioné et sa brutalité vivifiante.

Je relève la tête pour sourire à l'Inconnu. Était-il également fasciné et enthousiasmé quand il a découvert l'existence d'une telle potion ? Sait-il où l'acheter ou comment la fabriquer ? Après tout, peut-être ; je devrais lui demander. *Je devrais...* Mes pensées incessantes semblent s'être stoppées avec cette dernière réflexion, celle qui me traversait l'esprit quand mon regard est tombé dans celui de l'Inconnu. Sont-ce des larmes au bord de ses yeux ? Peu importe, je n'ai pas à l'observer ainsi. Je détourne le regard, inquiète à l'idée d'avoir pu saisir de trop près un détail que le grand inconnu voulait garder pour lui. Certaines émotions débordent parfois alors que nous préférons qu'elles restent enfouies sous un tas de mensonges. Mes émotions à moi débordent bien trop souvent.

L'Inconnu accède alors à ma demande, et mes réflexions reviennent aussitôt se fixer sur cela. *Le Souffle de Chioné...*, son nom navigue encore dans mon crâne. Le voilà libéré, à quelques centimètres de moi. L'Hiver n'a jamais autant été à portée de main. Je retiens mon souffle, émerveillée par ce que j'aperçois. Puis, prenant conscience de ma paralysie et de mon mutisme, j'approche mes doigts du Souffle et *Merlin !*. Je crois que quelques mots allaient me sortir d'entre les lèvres, mais il n'a suffi que d'un contact avec le froid hivernal pour qu'ils s'évanouissent dans une marée montante de perceptions surprenantes.

Le Souffle est brutal et mordant. Les sensations qu'il m'offre sont si proches de celle d'un véritable souffle hivernal que je me retrouve toute surprise et éblouie. Je ne pensais pas que cela me semblerait si réel. Me voici désormais proche du bouleversement, complètement envahie par les émotions qui me remplissent en même temps que mes perceptions. Nous sommes au début du printemps mais Chioné s'est glissée sans un bruit dans une fiole, comme si elle avait décidé d'estiver et de ne ressurgir que pour embrasser nos sens de ses lèvres froides et embraser nos peaux de son souffle brutal.

« C'est... » *froid, par Circé !* « ...fantastique ! La Magie est captivante. » Ne parvenant pas à résister, je relève mon visage vers le grand inconnu, un sourire éblouissant sur les lèvres.

Comme ces sensations sont belles ! Le cœur de l'hiver à l'aube du printemps ! Contenir un souffle d'une saison dans une fiole est incroyable, mais avoir la peau d'un même corps partagée entre Hiver et Printemps, quelle merveille ! L'Inconnu a-t-il également conscience de cela ? Apprécie-t-il lui aussi les sensations et les perceptions offertes par la potion ? Je n'en sais rien. Peut-être. Est-ce que cela a vraiment une importance ?

Sentir ce souffle sur mes doigts est si agréable que le reste ne compte plus vraiment. Je ne prête pas attention au fait que mes lèvres soient légèrement entrouvertes de plaisir et que mon regard soit rivé sur les flocons s'échappant de la fiole. Je ne remarque qu'à peine l'excitation qui court dans mes veines en partant de mes doigts et fait battre mon cœur un peu plus fort. *C'est merveilleux.* Je suis noyée par mes sensations, tellement noyée que je n'entends pas les paroles du grand inconnu. *L'hiver au cœur du printemps...*

Et soudain, je repose ma main froide contre mes genoux et quitte mon émerveillement pour tomber dans le creux de mes perceptions habituelles, les doigts engourdis.

Le problème avec les plaisirs, c'est qu'ils prennent toujours fin. C'est un problème et en même temps, une solution. Après tout, si les plaisirs ne se terminaient jamais, nous serions en permanence envahie par une extase et une joie sans limite, incapables de se concentrer ou d'estimer le reste, enfermés dans nos plus belles sensations. C'est doux et agréable, mais est-ce bon pour nous ? Ne devons-nous pas également expérimenter d'autres perceptions et sentiments pour apprécier davantage la vie ? Ne voir qu'une petite partie des couleurs peut se montrer plaisant, mais n'est-ce pas mieux de pouvoir considérer toutes les couleurs dans leur entièreté, de celles que nous préférons à celles qui blessent notre regard ? Je préfère le varié, le divers, le multiple, même s'il n'est pas toujours le plus agréable, il nous donne accès à une palette plus large de couleurs, et donc de savoirs. Certaines teintes d'un premier point de vue peuvent sembler plus jolies et attirantes, mais avec le temps et d'autres expériences, elles se révèlent être laides. Le temps change beaucoup de choses, et peut-être est-ce bien qu'il nous permette de faire ainsi évoluer notre point de vue. J'essaye et j'expérimente mais je ne m'enferme pas, ce serait réduire mon monde à une partie qui pourrait se révéler plus tard être mauvaise.

Mes yeux reviennent se poser sur la fiole. « Merci de m'avoir laissé le sentir, c'était si agréable ! » Je marque une pause pour regarder mes doigts mordus par le froid. « J'avais oublié que le plaisir avait deux faces. »

Les flammes sont belles ; approchez-vous ; elles brûlent.

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Abaissant ses paupières sur un visage se voulant aussi détendu que possible en dépit de micro-tressaillements incontrôlés des muscles autour des sourcils et des joues qui contribuaient à une agitation sous-marine permanente ; l’adolescent tenta de se mettre en disposition pour accueillir ne serait-ce que des bribes d’effet de l’enchantement embouteillé. N’en ayant jamais abusé, c’est le moment de détecter la présence de rescapés de sa perception ; même s’il savait que ses récepteurs n’étaient pas morts, juste défectueux et imprévisibles. ‘À fleur de peau’. Il avait déjà entendu cette expression une fois, mais comme souvent, il était fort possible que sa compréhension diffère de la signification officielle ; alors il l’utilisait juste en son for intérieur. Dans son esprit, un élément aussi léger qu’un brin ou une plume effleurait la surface de la peau qui aussitôt en était hérissée. Avec cette interprétation ce pourrait correspondre à son état : la moindre caresse, le moindre frôlement lui provoquerait un recroquevillement, une rétractation en soi-même comme une fleur replierait ses pétales vers son cœur en réaction à un contact malvenu. Avec cette touche d’incertitude qui ferait qu’une fois il sera insensible, l’autre il sentira la source de chacun des capteurs parsemant son épiderme lui envoyer des signaux d’une Intensité indécente. C’était si difficile de se le dire sans détours, de faire le constat d’une telle condition quand elle avait fini par s’établir ; que la partie de son être qui se débat à l’intérieur est la proie de la partie qui fait office d’enveloppe et lui donne un accès distordu de l’extérieur. La séparation semble parfois si nette alors que le tout ne forme qu’une unité, il a tort de croire en l’indépendance des serpentins qui se bousculent dans sa tête. Quelques pas de plus sont requis pour comprendre que cette déformation est due à une fracture qui n’est point à déceler à la porte du Labyrinthe mais en ses anfractuosités. Il n’y plus de verre d’Émeraude à accuser quand l’organe de la vision a été profondément touché. L’œuvre du charlatan ferait-elle si efficacement ses ravages, au point de brûler les rétines et leur imprimer ce motif artificiel, l’intégrer en dépit de son étrangeté avec la réalité ? Combien de fois cligner les yeux pour que les couleurs reviennent comme elles étaient avant d’avoir été floué par le filtre mensonger ? Ils finissent bien par recouvrir leur précieux sens, en dépit des années d’illusion… Bien qu’il ait la conscience que ce ne soit pas une pratique recommandée, il colle le bas de sa paume libre sur une paupière et presse seulement un peu pour susciter ces motifs dansants apparaissant par une mécanique inappropriée mais efficace. Ce ne doit pas se prolonger, autant ne pas cracher sur sa chance d’avoir une vue bien plus fonctionnelle que son toucher éclaté. Sa peau, son interface, la frontière entre sa Silhouette et le Monde ; aspire à des sensations équilibrées. Chaque petit cristal enneigé s’échappant de son tournoiement pour l’atteindre doit lui rappeler au fil qu’il se désintègre au contact son corps son existence ; retracer par pointes localisées ses contours. En disharmonie, comme si une bonne moitié de ses Cordes avait lâché et que l’autre était soit sur– soit sous-tendue ; la bouffée hivernale lui fut rendue irrégulièrement mais lui permit de quelque manière de cartographier mentalement l’état actuel de son défaillement – encore qu’il fût en constante évolution. Au moins n’est-il pas foudroyé par l’influx de trop.

Soustrayant ses Perles-de-Nótt à leur voile protecteur, Hjúki ne cherche pas à contenir son observation curieuse de celle qui embrasse à sa façon les sensations que lui pourvoit son humble préparation. En la regardant, il comprend en quoi un sourire peut être accompagné d’un vent de fraîcheur, il ne l’envie même pas une once ; simplement heureux qu’elle puisse en profiter sans réserve apparente. L’adolescent se froisse en l’entendant nommer une entité qu’il n’avait pas songé inviter à la danse. S’il y avait bien une composante de ce Monde à laquelle il n’accordait pas la conscience autonome qui lui offrît le mérite d’être considérée et appelée comme une Puissance constituante, c’était bien la sale et âcre magie. Sa Sœur-de-Cœur le pouvait, mais c’était hors de sa portée. Trop longtemps il l’avait perçue à l’image d’une entrave, qui ne savait pas respecter les limites de son être, la pellicule poisseuse qui débordait, cette traîtresse qui se donnait le droit de faire du mal pas qu’à son seul porteur, mais également aux personnes extérieures. Sa volonté de contrôle avait été un échec, l’école n’enseignait pas comment gérer cette part d’énergie dans la vraie vie, elle ne faisait qu’inventer des scénarios d’application qui oubliaient tout des écueils du parcours humain. Exécuter admirablement un stupide exercice de magie, ce n’est pas pareil que contenir sa déroute émotionnelle pour éviter d’asphyxier qui croise sa route avec ses débordements que son énergie veut faire sortir ; que d’éponger les dégâts quand il prend le parti de prendre sur soi et de subir l’implosion pour que les éclats se dispersent dedans et pas en explosion dehors. Cette façon d’être, ‘sans filtre’… il aurait préféré que d’épaisses tentures le séparent de cette magie enracinée si organiquement qu’elle veut accomplir avec trop d’amplitude les gestes esquissés ou inconscients ; alors que sa raison ne veut pas de ce jusqu’au boutisme, de cet excès. Au point qu’il veuille se réfugier en un endroit qui n’existerait pas, soustrait à son empire. Pourtant, aussi contradictoire que cela pût paraître, le jeune Anastase a trouvé quelque goût à ces manifestations externes. Laisser couler le flux entre ses doigts au-dessus d’un chaudron et avoir ce fragment détaché de ses contours donnait à la magie un côté plus acceptable car sous cette forme elle était stable, indépendante de ce qu’il ressentirait en un instant précis. Ce n’était pas ce truc visqueux qui lui collait à la peau et prêt à vomir à tout moment, mais un mélange dont l’Équilibre avait soigneusement été construit, note par note. Une fois transformée, affinée ; son énergie paraissait plus fluide. En somme, il trouve Borée plus captivant que… ce nom qu’il s’empêche de penser – Hécate honnie. Sa relation et sa lutte avec la magie est trop personnelle pour répondre qu’elle est sale ; et qu’il doit passer par de complexes processus de purification pour parvenir à lui face. Dévoiler sa perception serait s’éventrer, montrer son identité éviscérée.

Son buste oscille de quelques degrés pour répondre à son remerciement par une inclination ; considérant la réduction à une pièce de monnaie d’une notion qu’il voit en polyèdre bien plus complexe. La vieille considération terminologique entre le plaisir éphémère et le bonheur durable vint la parasiter, même si ce n’était pas le noyau de sa gêne. Le plaisir est certes limité dans le temps, mais est en plus doté d’une répétabilité limitée. À force, le même évènement ne procurera pas des effets identiques. Si elle plongeait dix fois de suite dans ce Souffle, serait-ce aussi agréable que lors de la première fois ? Oh, les premières, aussi, ne sont pas reproductibles. Une fois que les papilles y ont goûté, c’est ancré, et s’abstenir même pour une éternité n’effacera le contact initial. Bien sûr, les saisons sont faites pour revenir et être vécues environ autant de fois que les années. Certaines altérations, en revanche… qu’est-ce qui établissait le supportable, de quelles sources et à quelles doses ? Le souci résidait-il en la quête de ressentis interdits ; ou en cette recherche excessive, effrénée ? Certaines sensations provoquées par la Nature-même sont cruelles, il n’est déterminable d’influx répréhensible ; vouloir revenir – qu’importe à quoi – sans mesure, voilà la pente glissante. Peiner à s’arrêter est indéniablement sa faiblesse.

« S’agirait-il de cette oscillation entre présence et absence, et des imbrications entre ces deux états ? Ne continuons-nous pas à en ressentir l’empreinte, même quand ce serait fini ? »

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Ma main a beau être désormais hors de portée du Souffle de Chioné, cela n'efface pas totalement les sensations ressenties. J'ai l'impression que mes doigts sont toujours plongés dans le froid, comme s'ils ne l'avaient jamais quitté. Le souffle a laissé son empreinte glaciale sur ma peau, empreinte aussi brûlante, désagréable et merveilleuse qu'un baiser du soleil. C'est comme si Chioné me murmurait de glisser de nouveau mes doigts face à son souffle pour en ressentir une nouvelle fois pleinement les sensations. Laisser ma peau être envahie par le froid, mordue et dévorée, mais plus vivante que jamais, quelle idée tentante ! Après tout, Chioné ne fera plus d'apparition avant de nombreux mois, me laissant seule sous le regard du Soleil, écrasée par sa chaleur, débordée par sa présence. Je pourrais profiter de la Magie pour échapper quelques instants aux brûlures d'Hélios et me réfugier dans des sensations si plaisantes et réconfortantes. Je pourrais... Mais le ferai-je ? Se laisser tenter, glisser vers ses envies sans prendre en compte les risques, s'envoler vers le confort de l'agréable et s'y reposer malgré sa nocivité cachée... Par Merlin, je ne suis pas Icare ! Je serai raisonnable, Chioné finira bien par revenir, je devrai simplement être patiente. Le plaisir est si malsain pour cacher sa nuisibilité et son poison derrière ses douces apparences.

Je plie difficilement mes doigts rougis, ne les sentant que partiellement s'actionner. Je ne les quitte pas du regard, sensible aux conséquences du changement brutal de température sur ma peau et mes perceptions. Les sensations sont tellement étranges, elles persistent même après la fin de ce qui les a provoquées, mais je les sens cependant disparaître petit à petit, comme si elles avaient du mal à me quitter et à s'en aller. Est-ce dû au froid ou simplement au fait que ressentir le Souffle de Chioné ait été si agréable ? Le plaisir ne quitte sa proie que difficilement, rendant son départ douloureux, nous obligeant à lutter contre l'envie de se laisser tenter. Je me décide enfin à frotter mes doigts les uns contre les autres afin de les réchauffer. Chioné me manque déjà, mais je sais bien que glisser de nouvelle ma main sous son souffle serait une mauvaise idée. À quoi bon risquer une autre fois le manque et ressentir la douleur de la lente disparition ? Je préfère laisser les sensations me quitter, même si c'est plus long est décevant.

Mon regard revient se poser sur l'Inconnu lorsque je perçois sa réponse. « cette oscillation entre présence et absence »... Une oscillation, oui, c'est cela. Le plaisir tangue et se balance entre l'attrait et la désagréabilité ; il me charme et me repousse, ensorceleur aux sombres profondeurs.

Je me laisse retomber en arrière pour m'asseoir en tailleur, un soupir au bord des lèvres. Continuer à ressentir l'empreinte, comme un venin qui se serait glissé dans nos veines, se laisser charmer et regretter la séparation progressive, désirer une nouvelle fois le contact avec le plaisir pour le prolonger et lui permettre de rester encore un peu, même si son départ est aussi douloureux que sa présence. Par Circé, pourquoi faut-il que ce qui nous est agréable s'enfouisse si profondément en nous et que la douceur de son empreinte persiste même après son départ ? C'est si difficile de renoncer à ce qui nous attire !

« Oui, c'est un peu ça, avoué-je dans un souffle. Mais, il y a quelque chose d'autre... » Je pars à la recherche des bons mots, les sourcils froncés, désireuse de trouver les termes appropriés aux sensations et aux idées qui flottent dans mon crâne et sur ma peau. « C'est comme une certaine nocivité... » Ah, Merlin ! Les mots m'échappent ! « J'ai l'impression que le plaisir peut se montrer aussi agréable que douloureux. Il est plaisant mais cache souvent des effets néfastes. Par exemple : le souffle de Chioné amène avec lui une sensation merveilleuse, mais aussi une douleur au bout des membres. Le froid mord autant qu'il apaise. C'est comme si chaque plaisir apportait forcément un effet négatif. »

La Magie apporte l'épuisement ; regarder le Ciel nous pousse à oublier la terre sous nos pieds ; passer des heures à apprendre et à dévorer les livres nous éloigne de l'expérimentation de la vie par soi-même ; les rayons du soleil finissent toujours par brûler la peau ; et le froid nous glace les membres. Y a-t-il des côtés négatifs à chacune des actions que l'on entreprend, qu'elles soient agréables ou pas ? Est-ce une sorte d'effet secondaire de tous les actes que l'on entreprend ? Et si ce n'était pas le cas, pourquoi les plaisirs semblent forcément posséder une partie désagréable ? Cela a quelque chose d'injuste qui me pousse à garder les sourcils froncés. Pourquoi souffrir, même dans le plaisant ? Pour ne pas trop s'y attacher et en dépendre ? Pour l'équilibre de tout ? Mais, n'est-ce pas qu'une grande foutaise, cette idée d'équilibre ? Nous nous croyons toujours en sécurité là où nous sommes, sur nos fondations, droits et stoïques. Cependant, nous tanguons en permanence. La balance n'existe pas, il n'y a jamais de juste-milieu, simplement une certaine stabilité apparente quelques fois. Mais la plupart du temps, nous ne faisons que chavirer à cause des courants de la vie.

Je lève brutalement ma tête vers le ciel, le cou projeté en arrière, comme si je pouvais voir au-delà de tout ce qui séparait mon regard de l'azur éblouissant du ciel. Pourquoi le plaisir doit-il forcément s'accompagner d'un côté négatif ? Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement passer notre vie à ne vivre que des moments débordants de ce qui nous est agréable ? Pourquoi ne puis-je pas regarder le Ciel, apprendre, aider, utiliser ma Magie, m'émerveiller et goûter à de jolies perceptions en permanence ? Pourquoi tout cela entraîne-t-il obligatoirement quelque chose de négatif ? Ah, étrange vie que celle que nous vivons !

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*Nocens*, la notion se grave et se fiche en lui, accusatrice. Ce n’est guère innocent, mais qu’est-ce qui l’est ? La balance qu’elle pointait s’éloignait de celle qu’il venait de proposer, et son esprit opta pour une adaptation, essayer de comprendre le terrain qu’elle lui exposait. Ce n’était pas le prisme du plaisir qu’il choisirait pour définir les contradictions qui à ses dires en découlaient. Bien sûr, il assimilait ces concepts d’ambivalence mais simplement pas à ce qu’elle avait décidé d’attribuer au plaisir. Ce qui détient indéniablement un revers néfaste portait sûrement un autre nom de son côté et la distinction entre les sentiments durables et les sensations éphémères à laquelle il avait été ramené quelques instants plus tôt en fut balayée car s’il fallait se méfier du plaisir ; pourquoi pas également des longues idylles heureuses, pourquoi pas de tant d’autres choses, pourquoi est-ce que tout ne serait pas en somme à la fois bon et mauvais… Du point de vue dramaturgique, tout ne revient qu’à un acte, une scène. L’Acte des Plaisirs, voilà un titre qui aurait tout à fait convenu à une composition de cour. Toujours est-il qu’il se dissipe pour que s’imposent les épisodes successifs, qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement une douloureuse convenue. Non, l’Équilibre, ce n’est pas un théorème aussi vulgaire que pile et face, que l’oiseau forcément encagé par l’habile superposition de l’illusion d’optique.

L’Hiver n’empoignait pas obligatoirement les oisillons. En immobilisant les mouvements intempestifs des doigts contrôlant l’alternance des images, stationner auprès de l’un des versants sans être accablé de son voisin était envisageable. Un Conteur s’était attaché aux pouvoirs du froid, sous sa plume la face mortifère avait été mise en avant tandis que celle chaleureuse avait soigneusement été repoussée aux confins, mais un confrère avait retranscrit de cette saison les merveilles. La morsure et l’apaisement évoqués étaient parfaitement dissociables, en l’occurrence pour les réunir il faudrait carrément mélanger les récits et les perspectives du danois et de l’allemand. La cruelle glace mise en regard avec l’égaiement des royaumes de Noël, deux univers distincts. Le regard fixe, il bloqua quelques secondes sur la fiole avant de déclencher nettement l’intention qui lui permet de la sceller pour l’enfouir avec fulgurance pour ne pas se raviser, il ne comptait pas instaurer une période illégitime de règne pour Prince Hiver. Il n’était l’enfant du Soleil et n’était en droit d’occulter les autres souverains. Et le Conte des Saisons résonne plus bellement lorsqu’il est donné à tous les cycles du concerto de Vivaldi de l’accompagner. L’adolescent avait déjà aperçu les illustrations d’un monde féérique à la survivance menacée par le froid débordant de son espace ; mais il avait également lu que le plus ravageur pour la vie serait le feu tandis que son antagoniste irait jusqu’à protéger Pan. Dualité, toujours, à l’évidence… Avançant ses deux paumes devant soi, les doigts naturellement recourbés pour former des sortes de creusets, il inclina tour à tour une main puis l’autre comme si elles étaient les plateaux d’une balance tiraillée entre les aspects qu’il énonça.

« Forcément, je ne crois pas. Dans l’univers de la Petite Fille d’Andersen, outre les hallucinations enflammées, il y peu de place pour l’apaisement ; tandis que dans celui des filleuls de Drosselmayer chez Hoffman, la morsure est plus à craindre des rats que de l’ambiance hivernale. La douleur et l’enchantement coexistent, mais en atteignant ici des mondes et héros distincts. »

Le jeune Anastase laissa un blanc flotter alors qu’il bataillait avec son for intérieur pour déterminer s’il avouait en quoi son avis différait sur ce que seraient les facettes associées aux sensations qu’elle décrivait comme à la fois agréables et tenaillantes. Son point de vue était décalé car ce qui lui importait était surtout l’accès à sa sensorialité, sans qu’il n’y ait de connotation ni positive ni négative, en opposition à leur coupure qui était le phénomène fracturant.

« Quand cela disparaît, le manque ne soucie pas de l’effet négatif couplé au plaisir, à moins qu’il ne soit précisément la répercussion néfaste. Certains manques sont superficiels, autant que le comblement qui en est la source. Ils seraient plus faciles à gérer qu’un manque profond… »

Un grand tort des prêches qui mettaient le bonheur sur un piédestal car durable et stable, l’estimaient de plus haute valeur que les petits plaisirs éphémères qui s’effaçaient aussitôt consommés était cette étrange omission à parler des dégâts d’autant plus marquants, rien n’apporte exclusivement des bienfaits.

« Les expériences heureuses, les joies, les amours, ces sentiments prétendument purs détruisent également, plus fortement. Qu’est-ce qui ne serait nocif ? Un historien avait fait le rapprochement entre Éros et Thanatos. Que ce soit par la flèche ou par la faux, ils ravissent et anéantissent tous deux. »

Ce dernier avait aussi pointé la malédiction sentimentale gravitant autour d’Apollon et il s’avérait en effet ardu de trancher qui d’Amour ou de Mort s’était montré le plus vicieux dans son tortueux parcours.

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Ma tête retombe brutalement contre ma poitrine, penchée vers le sol, et plus particulièrement vers mes doigts qui jouent avec la bordure de ma cape. Remonter, redescendre, sentir la couture qui fait une bosse sous mon pouce, percevoir la douceur du tissu et toute sa rugosité, et tout cela pour me rassurer et m'aider à faire le tri dans mes pensées. *Mes pensées...* Merlin, je me fais encore une fois emportée par mes réflexions sans pouvoir lutter contre ; elles sont tellement plus puissantes que moi !

Pourtant, malgré l'afflux de mes pensées qui coulent sans se soucier du reste, je constate que la sensation du froid sur ma peau présente quelques dizaines de secondes auparavant s'échappe doucement à moi. Mes doigts ne sont plus aussi douloureux, le contraste entre leur température et celle de l'extérieur n'est plus aussi surprenant. La sensation s'en va et m'abandonne petit à petit, la température de ma main se rééquilibre grâce à celle de l'extérieur et bientôt, le souffle de Chioné sur ma peau ne sera plus qu'un simple souvenir. Tout est si éphémère en fin de compte ; la sensation a beau se prolonger après le contact, elle finit toujours par s'en aller progressivement. Rien n'est éternel, et rien n'est qu'agréable. Peut-être l'équilibre se trouve-t-il ici ? Tout prend fin un jour ou l'autre. Et alors, qu'importe si cela a été un plaisir mêlé à une sorte de douleur ? Qu'importent la douceur de la perception et le sourire apporté par cette sensation si agréable ? Qu'importe la prolongation de la sensation, même après la fin du contact ? C'est, mais bientôt ce ne sera plus. Tout se transforme si vite en un souvenir ! Et ensuite, même ceux-ci disparaissent, sans même laisser de trace.

Je relève mon visage vers l'inconnu en l'entendant prendre la parole. Les noms qu'il prononce ne me sont pas totalement inconnus, mais je ne parviens cependant pas à remonter assez le fil de mes savoirs et de mes souvenirs pour pouvoir les associer clairement à une histoire ou à un conte. Tout semble si flou, comme si la zone de ma mémoire était plongée dans un épais brouillard. Néanmoins, je crois comprendre ce dont il veut parler.

Pense-t-il donc que le plaisir n'apporte pas forcément autant de douleur que de bonheur ? Il y aurait donc quelques fois plus de l'un ou plus de l'autre ? Alors, ce ne serait pas parfaitement équilibré, plutôt dépendant de plusieurs éléments ? Ou alors, peut-être que l'un est capable de se faire plus ressentir que l'autre en fonction des personnes ? Dans ce cas, ce ne serait pas un choix, plutôt quelque chose qui dépend de nos perceptions et de ce que nous recherchons. Peut-on alors choisir de se concentrer davantage sur le côté agréable du plaisir plutôt que sur son côté néfaste ? Je ne sais pas, et je ne suis même pas sûre d'avoir entièrement compris le point de vue de l'inconnu qui me fait face. Cependant, j'aime réfléchir comme je le fais. Percer les secrets de ce qui est si présent qu'il en devient banal, chercher, plonger dans mes pensées pour me pousser à mieux comprendre, approfondir une idée, une sensation... C'est si agréable ! D'autant plus quand je peux partager ainsi mes réflexions avec une autre personne.

« Alors... Pourrait-on imaginer contrôler tout cela ? » *Bien sûr que non !* Cela me semble impossible. Et pourtant... Et pourtant... Si je pouvais choisir de ne pas m'attacher au plaisir procuré par le vent et à la douceur si cruelle du soleil sur ma peau, le ferais-je ? Peut-être pas.

Peu convaincue par ma question, je secoue la tête avant même d'avoir laissé une chance à mon interlocuteur de répondre. « Non, non... Ce ne serait pas une bonne idée. »

Les propos de l'inconnu me poussent à réfléchir davantage et à approfondir mes premières pensées sur ces idées. Il y aurait donc une partie agréable et une partie néfaste dans toutes les expériences ? Plus j'y pense, et plus j'en ai l'impression. Je n'ai jamais connu d'amour qui ne soit pas filial, mais je comprends que ce sentiment soit aussi douloureux que plaisant. Quant aux joies et aux bonheurs, il est vrai qu'ils sont aussi capables de faire mal. Ils rendent nostalgiques, et alors ce sont un peu leurs souvenirs qui sont douloureux. Seraient-ils alors semblable au plaisir ? Le bonheur est aussi douloureux par son absence, mais cela peut-il être associé directement à lui ? Et puis, ce rapprochement entre Éros et Thanatos peut paraître si surprenant avant qu'on ne réfléchisse. Comment peut-on rapprocher la perte d'un être à ce sentiment qui vous pousse à tout donner pour une personne ? Éros et Thanatos apportent tous les deux la douleur de l'absence, mais c'est aussi une douleur assez incontrôlable. Quand on perd quelqu'un, on ressent comme un vide, un manque impossible à combler. Quand on aime... Merlin ! Quand on aime, c'est toute notre personne qui s'en retrouve bouleversée à cause d'une autre personne, et tout repose alors sur un être, et tout devient plus fragile ; n'est-ce pas ?

Mon visage traduit le désordre de mes pensées. Mes sourcils se foncent, mes lèvres se pincent, mes yeux se perdent dans l'horizon et ma mâchoire se serre un peu. Éros et Thanatos sont tous les deux si cruels ! On ne peut pas les rapprocher dans leur manière de nous faire souffrir, mais la douleur qu'ils peuvent nous faire ressentir est comparable. Comment un sentiment et un état si opposés peuvent-ils se rapprocher sur un point ?

« Mais alors, si l'agréable et la douleur sont présents dans chaque sentiment et chaque expérience à différentes proportions, est-ce que cela signifie qu'il ne peut jamais exister d'équilibre parfait entre les deux ? Ou alors, cet équilibre n'est qu'éphémère ? » Rattrapée et dépassée par mes pensées, je laisse un soupir m'échapper tandis que mon visage se relâche. « Mais d'une certaine façon et à différentes échelles, tout est éphémère et destiné à se terminer. » Tout est né pour prendre fin. Même l'élixir de longue vie ne peut garantir l'immortalité.

Alors, que faire de toutes ces choses éphémères ? Doit-on forcément les apprécier et profiter d'elles jusqu'à ce qu'elles s'en aillent ? Faut-il chercher à tout prix à profiter de tout et vivre de plaisir, même s'ils peuvent aussi apporter une certaine douleur ?

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Haussant les sourcils, ses traits trahirent l’effet interloquant de la question mais ne firent rien transparaître de la pointe d’amusement qui germait en parallèle devant ce qu’il percevait comme une forme de naïveté ou d’idéalisme. S’il avait été d’une humeur plus légère, il n’aurait pas été loin du rire de décompression devant la fraîcheur de la proposition qui incarnait une candeur enfantine et une vague de jeunesse le ramenant à d’improbables questionnements dont il aurait pu assaillir Opa quand il croyait encore à des antithèses telles que ‘l’incontrôlable est maîtrisable’. Les barrages sont des sursis, l’eau a tendance à gagner. À sa connaissance, il n’existait de matériau, même chimique, qui soit plus fort que l’instabilité et l’intensité humaine. Contrôler les répercussions de toute expérience, si seulement c’était si primaire. Oh, il n’aurait pas été contre évoluer en un univers au fonctionnement moins éreintant, qui ne soit pas autant gorgé de contradictions ; à se croire parfois enfermé dans la structure d’une tragédie grecque, condamné. En entendant son interlocutrice se raviser presque immédiatement, l’adolescent songea au bon sens qu’il avait eu de ne pas pouffer, cela en aurait rajouté inutilement sur ce que lui suscitaient les idées irréalistes ; alors qu’en réalité cela n’aurait été exactement dirigé vers elle mais à l’encontre du soi passé qui s’était nourri de convictions illusoires, intérieurement il riait de soi. Amèrement, cyniquement, affectueusement, qui sait ?

Que l’idée soit bonne ou non, Hjúki n’en jugeait point, son esprit restait cependant bloqué sur les innombrables limites qui en faisaient un projet insensé que lui n’envisagerait pas une seconde. C’était du moins une idée dont toutes les conséquences n’avaient été anticipées et mûrement réfléchies. Avec indulgence, il reconnaissait toutefois avoir déjà été traversée de ce genre de souhait. Si au lieu d’un principe de régulation qui se déclenche tout seul et de manière aléatoire, ce dernier devenait commandable, ce serait d’un grand secours, son propriétaire n’avait néanmoins toujours pas percé les mystères du pourquoi une fois un écran protecteur se levait, la suivante rien. Il composait en permanence avec l’inattendu et le déséquilibre, à moins que ce ne fût un rééquilibrage constant. S’il partait hâtivement du principe que c’était inimaginable, en tout cas en employant le média de la magie, c’est qu’en un cursus quasiment intégral jamais ces questions aussi fondamentales n’avaient été abordées comme traitables. Les surcharges, les étouffements l’avaient handicapé, une solution aurait été trouvée en des millénaires de sorcellerie, cette énergie s’avérait parfaitement inutile en la matière. Pire : elle exacerbait les maux. Le remède à ‘tout cela’ ne sera jamais, au grand jamais un produit de la vile Hécate, non, elle préférait enseigner à ses disciples comment renverser Ciel et Océan. Récréatif, inutile.

Concentrée, le jeune Anastase reconduisit son attention sur ses questions. Rhétoriques ou non, la façon dont elles étaient formulées dévoilait par leur angle ce qu’elle pouvait en penser, voire ses croyances. L’adolescent sentait notamment des divergences d’opinion avant même l’entrée dans l’affirmative, leurs visions du balancement ne se rejoignaient probablement pas. Au nom de quel dæmon l’équilibre devrait-il être parfait ? C’était assurément sa perspective plus proche du chavirement que de l’assisse qui pensait pour lui, mais à ses yeux la vie était essentiellement un déséquilibre ponctuellement comblé de compensations. Évidemment que l’Équilibre est l’une des choses les plus instables qui soient, surtout à l’intérieur. Les Architectes du monde extérieur ne se voient pardonner aucun vacillement ; mais les talents les affinés de cartographie ne retraceront pas plus de quelques routes du Dédale d’un être, leur fabuleuse mouvance les rendant pour ainsi dire quasiment incartables. Hjúki se demandait si l’éphémère était à ce point omniprésent, se voyait-il revenir sur des états puissamment cristallisés ? Peut-être était-ce également une question de nature. Après être passé d’une direction à l’autre, se raviser à nouveau ne revient-il pas à une marche arrière et à un balayement de son évolution ?

« Je doute qu’avoir vocation à ce que l’addition de nos versants et de nos expériences tende vers un point d’équilibre fonctionne si aisément. Parfois il suffit d’un événement qui vaudra plus que la somme de toute ce qui précède… que ce soit pour tout détruire ou pour tout guérir. De là viennent ces concepts comme l’impardonnable, j’imagine. Les dizaines, centaines de bons moments peuvent être balayés par une seule seconde, par un unique acte. »

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Alors, le parfait équilibre n'existe pas ? Dans ce cas, que faire de tous ces moments si doux dans lesquels je me sens bien, ni triste ni trop heureuse, comme au-dessus de mes soucis et en dehors du monde ? Ces moments-là tendent-ils plus vers un plaisir ? Certainement, puisque j'en garde de bons souvenirs. Mais, Merlin, cela ne me semble impossible qu'il n'y est aucun équilibre parfait ! Certes, parfois, les événements font que la peur, la colère ou la tristesse me gagnent plus. Parfois, au contraire, mon cœur est emporté par une joie sans limite. Et l'équilibre ? Tout est toujours trop, beaucoup ou un peu des deux côtés de la balance. Rien n'est parfaitement stable ; et ce qui semble l'être est en réalité toujours plus d'un côté que de l'autre. Alors que faire ? Dois-je chercher l'équilibre désespérément comme si l'atteindre pouvait conforter mes pensées ? Cela semble idiot. Dois-je donc accepter que ma vie ne sera que balancement ? Le juste milieu ne pourra jamais être atteint, et tout penchera toujours plus vers un côté que vers un autre. Par Circé, cela me semble inconcevable. Jamais je ne pourrai être parfaitement stable. La stabilité n'est qu'apparences, car elle tend toujours plus vers l'un des deux pôles. Dois-je désormais faire attention pour considérer plus attentivement chacune de mes expériences ? Si certaines ne traduisent pas une forme de stabilité, alors vers quel côté penchent-elles le plus ? Comment savoir ? Mes pensées se remplissent de brouillard tandis que mon cœur bat un peu plus vite, pris d'une crainte étrange.

J'ai si peur de ne pas tenir parfaitement en équilibre. J'ai la sensation que tout est toujours attiré par les deux versants, comme si c'était une lutte constante. Parfois, l'un gagne plusieurs fois. Parfois, l'autre gagne une fois et renverse toutes les victoires d'avant de son côté. Comment être sûre de quelque chose si les deux côtés luttent continuellement l'un contre l'autre ? Dois-je lutter, moi aussi, pour que la balance penche vers un côté qui m'est agréable ? Mais comment lutter perpétuellement contre des événements parfois hors de notre contrôle ?

Mes yeux clignent plusieurs fois tandis que mes doigts se crispent. L'idée d'une stabilité atteignable était bien plus rassurante. Désormais, j'ai la sensation d'être constamment en train de lutter pour ne pas tomber d'un côté. Pourquoi ne puis-je pas m'envoler loin de toutes ces pensées et de cette balance ? Ce serait si merveilleux. Là, j'ai l'impression d'avancer sur un chemin étroit les yeux fermés. Je ne sais même pas où je mets les pieds, et Merlin sait que chaque pas est une hésitation, un tremblement, un balancement. Je tangue, incertaine. Est-ce que cela signifie que rien ne sera jamais certain ? Peut-être que tout cela n'a aucun sens et aucun lien. Certainement. Mais je ne peux empêcher mes pensées de créer des ponts entre mes sensations et mes certitudes. J'ai tellement besoin de comprendre ce que je vis que le simple fait de me balancer entre deux versants m'embrume le crâne. À force de chavirer entre mes émotions, j'en viendrai presque à croire que j'ai le mal du cœur !

« Mais cela rend tout si incertain ! » Une étrange souffrance transparaît dans ma voix. Le regard fixé vers un point caché dans l'horizon, j'ai le cœur serré et les pensées toutes remuées. « Peut-être vivrai-je un moment magnifique qui se renversera brusquement en quelques secondes pour devenir terrible. Mais comment empêcher cela ? Est-ce que nous sommes responsables de l'instabilité de nos actes ? Ne pouvons-nous vraiment pas contrôler tout cela ? Ou juste amortir les chocs et rendre le tout moins brutal ? »

Tout ce que je dis me paraît tellement idiot ! Bien sûr qu'on ne peut rien faire contre l'improbable. Bien sûr qu'un moment peut passer de doux à terrible sans que nous ne puissions faire quoi que ce soit. Bien sûr que tout cela n'est en rien contrôlable. Alors, je continuerai à balancer entre bonheur et malheur ? Toute ma vie ? Jamais je ne pourrai contrôler un minimum mes mouvements et mon balancement ? Pourrai-je un moment contrôler celui des autres ? Je persiste à croire que parfois, on le peut. Quand on offre un moment que l'on sait doux à quelqu'un, alors peut-être renversons-nous son début de journée qui lui était désagréable. Nous avons un certain pouvoir sur cette grande balance, j'en suis convaincue. De toute manière, je ne pourrai pas croire que nous subissons cela sans rien faire et sans pouvoir agir et réagir. C'est inconcevable. Moi, j'ai besoin que mes actes soient utiles aux autres. Peut-être que je ne cherche pas une forme de stabilité apparente, mais je cherche à contrebalancer tous ces moments douloureux par d'autres qui les effaceront complètement. J'ai besoin de m'en croire capable ; j'ai besoin de me savoir utile, besoin que mes actes puissent changer les choses.

Mon regard revient se poser sur le grand inconnu qui me fait face. Cette fois-ci, je tends à croire que je suis moins hésitante, et en effet, aucune sorte de souffrance ne vient percer dans ma voix. Seul persiste ce léger souffle de confusion et d'incertitude.

« Je crois qu'on peut avoir un léger contrôle lorsque l'on agit, même si cette grande balance reste assez incontrôlable. Peut-être que les conséquences de nos choix et de nos gestes ne peuvent pas être entièrement prévisibles, mais nous pouvons deviner vers quel côté ils pourraient pencher. Peut-être qu'au final, le plaisir et la souffrance peuvent être un minimum contrôlés. Peut-être pouvons-nous simplement influer sur le versant que chaque instant prendra, sans pour autant le garantir. »

Je suis si pleine de peut-être et si peu de certitudes que mon cœur se remet à s'affoler un instant. Je réfléchis, j'apprends, je comprends, j'avance, mais les certitudes restent parfois toujours inatteignables, comme si rien ne pouvait être totalement sûr. Je tente tout mais rien ne peut être stable. Je tente tout mais ce n'est jamais assez car mes gestes n'ont pas beaucoup d'effets. Je tente tout mais tout se balance toujours, et tout se balancera encore longtemps. Je tente tout mais je tangue surtout beaucoup. Accepterai-je un jour le fait que jamais je ne pourrai naviguer sur un océan totalement stable ? J'aimerais, mais je préfère me cramponner à ce qui me rassure. Peut-être parviendrai-je un jour à lâcher mes illusions et à affronter cette réalité parfois si brusque.

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La boucle se referma aussi vite qu’elle avait été ouverte, lui épargnant de véritablement examiner les souvenirs qui auraient justifié son dernier constat. Hjúki ne se qualifierait pas de profondément rancunier, des expériences lui avaient toutefois laissé en bouche un goût d’amertume persistant le retenant de donner une chance à la nouveauté ou même à la répétition de tentatives dans l’espoir que cela se passe mieux que la dernière fois. Il ôtait tout signe de confiance au moindre signe suspect et ne croyait en plus grand-chose. Ne poursuivant rien activement de ses sentiments répulsés, l’adolescent se supposait cependant plutôt modéré. Passée la surprise de l’exclamation, il ne pouvait qu’approuver sa conclusion sur l’omniprésente incertitude, même si dans son esprit admettre cette dimension n’avait très certainement pas la charge dramatique qu’il croyait entendre chez son interlocutrice, se calant sur le fataliste ‘c’est ainsi’. Non préparé au flot d’interrogations qui suivit, ses pensées ne coulèrent pas spontanément en leur direction pour les traiter, restant dans une premier temps observatrices des points d’interrogation qui s’élevaient tels des arbres, explosant la tranquille terre ayant accueilli leurs graines, pour former une haie fort dense décourageant le jeune Anastase de s’y confronter immédiatement.

Il ne doutait point que beaucoup de personnes aient déjà réfléchi sur ces axes concernant peut-être l’esthétique, la gestion des choses plus ou moins belles intervenant dans la vie ou dans la nature. Sûrement que des textes existaient pour persuader telle ou telle fraction du lectorat d’une certaine interprétation des éléments qu’elle traverse pour les accepter avec plus ou moins de facilité. Avec des mouvements de pensées orientés dans toutes les directions imaginables, difficile de les démêler pour en extraire une réalité universelle, c’est pourquoi Hjúki hésitait à répondre, conscient du fait que ce ne sera qu’un aveu d’une perspective outrément subjective, rien de bien solide. Pour empêcher cela, à part prendre une retraite et tendre à l’autonomie, ne se soumettant qu’aux caprices de la nature et se soustrayant aux volontés humaines, l’adolescent ne voyait pas vraiment bien quoi lui répondre de censé, si ce n’est confesser sans ambages sa conviction que les bascules étaient tout bonnement inévitables. En effet, il était d’avis que le concept d’altérité suffisait à ce que l’instabilité s’invite. Cette dernière en soit n’était pas une notion mauvaise d’essence, en se distançant des arguments de cette jeune étudiante dont le prisme sonnait assez négativement connoté à cet égard, il fallait reconnaître que certaines personnes s’abreuvaient même des sensations de la surprise, de l’inattendu.

« Malheureusement, j’ai bien peur que contrôler l’incertain revienne également à contrôler toutes les entités qui ne sont pas soi. Un projet assez irréaliste en somme. »

Puis, reprenant l’une des idées qu’il appliquait gamin pour éprouver le principe de libre-arbitre, il abandonna sa position assise pour se relever subitement d’un seul mouvement, sans la moindre gradation. Ses paupières furent contraintes de répéter à quelques reprises un va-et-vient sur ses pupilles devant lesquelles dansaient l’habituel ballet de masses sombres qu’un passage d’une posture à une autre non progressif provoquait habituellement. Son équilibre avait d’ailleurs été compromis par la décision toutefois issue de sa propre volonté de se déplacer, et l’adolescent dut attendre que le vertige de son fait mais non souhaité se dissipe afin de retrouver enfin un minimum de stabilité. Son illustration était probablement assez bancale, mais il poursuivit.

« Je peux décider de me lever ou de faire n’importe quel autre mouvement de mon corps, ce dernier se fiche de ma volonté pour me répondre en tanguant sous l’effet du nouvel état trop vite imposé. Il y a sûrement meilleur exemple, il n’en demeure pas moins qu’à mon sens l’on n’influe pas même ses propres réactions… je n’ai pas l’impression que la notion de contrôle me parle. Je ne suis pas Dieu, je ne me vois pas jouer avec les balances alentours pour affecter la mienne. »

Selon son postulat, les interactions étaient fortes de conséquences, et il ne voyait pas comment le moindre contrôle sur son propre état pouvait s’opérer sans manipuler les paramètres extérieurs, ce sur quoi nul n’avait le pouvoir, excepté l’Omniscience, en supposant qu’elle existe, ce en quoi le jeune Anastase n’avait même pas la foi, si bien qu’il fallait comprendre sa mention comme l’évocation d’une créature issue de l’imaginaire à laquelle n’était rattachée aucune substance.

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*Contrôler l'incertain, irréaliste...* Les mots m'atteignent et se propagent en moi comme une onde à la surface de l'eau. Puis, cela se répète, forme des ronds qui s'étendent avant d'exploser comme une bulle de savon. Et moi, je les regarde, s'écraser sur mes pensées, se propager, s'étendre, exploser, disparaître. *Contrôler l'incertain...* Mais si je ne peux pas le contrôler, comment l'affronter ? Puis-je le prévoir ? Le percevoir avant de l'apercevoir ? Le deviner avant de m'y confronter ? Comment faire si je ne peux pas contrôler l'incertain ? Puis-je au moins avoir une influence sur lui ? Mais si je ne peux pas faire pencher la balance, d'une manière ou d'une autre, comment faire ? Suis-je destinée à vivre en permanence au cœur de mes peut-être et de mes et si ? Dois-je me préparer à toutes les possibilités ? Tout prévoir pour vivre plus sereinement et être davantage prête à tout ? Mais Merlin, c'est si complexe ! J'ai peur des surprises auxquelles je ne serai pas préparée, peur d'échouer quand j'aurais pu réussir, peur que l'incertain balaye toutes mes certitudes, peur de devoir faire face à quelque chose auquel je ne serai pas prête. J'ai peur mais je ne peux rien faire pour garantir quelque chose. Au final, je dois être prête à tout, c'est cela ? Pour ne pas me retrouver paralysée par quelque chose ne se passant pas comme prévu, je dois m'y préparer, je ne dois pas me reposer sur des certitudes et des espérances. Mais tout aurait été si simple si j'avais pu contrôler un minimum l'incertain, ou juste le deviner ! Néanmoins, au lieu de cela, je suis prise au piège dans un coin où les risques m'entourent de toute part. Mais comment accepter que l'incertain puisse nous surprendre à tout instant sans que nous n'y soyons préparés ?

J'aime les belles surprises, celles qui vous prennent la main et vous entraînent loin de vos habitudes, dans des sentiments et des sensations aussi étonnantes que douces et agréables. J'aime les surprises qui réveillent les sourires sur les visages. Mais que faire des mauvaises surprises, celles qui apportent la peur, l'horreur, la tristesse, la douleur ? Que faire si on ne peut pas s'y préparer ? Faut-il simplement accepter qu'elles puissent arriver ? Accepter que la vie est faite d'incertitudes, et que ces mauvaises surprises peuvent arriver à tout moment ? Mais moi, j'en suis incapable ! Face à des inattendus comme ceux-là, je me retrouve paralysée, pétrifiée, dans l'impossibilité à faire quoi que ce soit pour aider ceux qui doivent l'être ! Et je n'aime pas cela. J'aimerais être davantage prête à tout, mais pour le moment cela me semble être inatteignable. Apprend-on à accepter les surprises de la vie avec le temps ? Peut-être. Je l'espère. J'aimerais que cela ne prenne pas trop de temps. J'ai peur de ne jamais pouvoir être prête et de ne jamais parvenir à accepter ces surprises.

J'observe l'inconnu qui se relève soudainement devant moi. Mon regard est un mélange indistinct de surprise, de soif de savoir et de compréhension et d'une pincée d'admiration. Comment est-il parvenu à accepter que tout peut arriver brutalement sans qu'il n'y soit préparé ? Comment est-il parvenu à se résigner ? Je ne sais pas si j'y arriverais un jour. J'ai toujours eu du mal à me résigner, à m'arrêter à certaines limites. J'aimerais pouvoir aller plus loin et plus en profondeur. J'aimerais pouvoir contrôler l'incertain pour calmer les battements fous d'inquiétude de mon cœur. Mais je ne suis pas irréaliste, alors je trouverai un moyen d'accepter.

Les paroles de l'inconnu me dérangent et me laissent un goût amer. Aucun contrôle, aucune influence possible... Nous subissons sans jamais pouvoir faire quoi que ce soit. Accepter n'est pas une solution, accepter est la seule solution. Je ne peux pas lutter contre mes vagues de colère qui m'écrase, tout comme je ne peux pas lutter contre la force des événements et le chemin qu'ils prendront. Suis-je condamnée à voir l'incertitude se répandre sans pouvoir l'arrêter ? Si je ne peux pas influencer ce qu'il se passe, quel pouvoir ai-je ? À quoi sert la Magie si tout est incertain ? L'espoir devient la seule lumière. Et le reste ? La lutte pour le changement, les efforts, la résistance ? Que deviennent-ils si au final, ils sont inutiles ? Que deviennent-ils si au final ils ne peuvent rien changer ? Ils n'ont donc aucun impact ? Oh, par Merlin, je ne peux pas y croire ! Je ne suis pas irréaliste, mais je ne suis pas non plus résignée, et je crois que je ne le serais jamais.

« Je ne sais pas comment vous faites pour accepter cela. » Un soupir me glisse entre les lèvres. « Je veux dire... Jamais je ne pourrai croire que tout ce que je fais, tout ce qui est tenté, tout ce pourquoi certaines personnes luttent... Jamais je ne pourrai croire que tout cela n'a pas une quelconque influence sur la manière dont certains événements se passent. »

Je prends une grande inspiration pour me donner du courage et affermir mes certitudes. « Je ne suis pas d'accord avec vous. On ne peut certes pas jouer avec les balances autour pour affecter les nôtres, mais on peut jouer avec notre balance pour affecter celle des autres. Je veux dire... Nous sommes nous-mêmes des incertitudes pour les autres. Nous avons toujours des choix à faire : sourire et aider ou faire abstraction et baisser les yeux ; se battre ou abandonner ; essayer de faire changer les choses et de progresser ou tout laisser tel quel. Alors, personne ne peut influer réellement sur ces choix ou les deviner, mais nous, nous pouvons contrôler nos choix. Et contrôler nos choix, c'est en quelque sorte contrôler ce qui est incertain pour d'autres. Oh, c'est certainement une question de point de vue, mais pas tellement. Si je décide d'agir d'une manière qui fasse plaisir à l'autre... Alors, peut-être que je ne serai au final pas certaine que cela puisse lui faire plaisir, mais si je connais cette personne assez bien, si je la connais assez bien pour trouver quelques certitudes dans un amas d'incertitudes, peut-être que mon acte aura une petite influence sur la réaction incertaine de l'autre. Ce ne serait pas un contrôle et probablement que le pouvoir que j'aurais ne serait que celui qu'on m'offre, mais je pourrai peut-être influer très légèrement. Et si je parviens à influer du côté que je souhaite... Alors peut-être que l'influence que j'aurais sur cette balance influencera également ma balance ? »

Je reprends ma respiration avant d'introduire machinalement mes ongles sous mes dents. Je flotte sur un incertain si grand que je crains de chuter à tout instant.

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Accepter ne pas être une fantaisiste omnipotence ? Si c’est de cela qu’il est question, il n’est pas bien compliqué de se désencrasser d’une culture monothéiste qui n’est même pas la sienne et qui consiste à croire en une centralisation extrême du pouvoir sur le monde. Avoir pouvoir sur tout reviendrait à incarner ce concept, mais Hjúki n’en déduisait pour autant pas une impuissance de fait à toutes les créatures. En cela son acceptation ne se rapportait pas forcément à cette vision fataliste où les mouvements les plus infimes n’existaient même pas. S’il n’y avait point de dieux au champ d’action démesuré dans le sens de θεούς, son esprit était tout à fait ouvert à l’idée d’une multitude de Puissances dans le sens de δαίμων, des entités toutes pourvues d’un potentiel, allant de Gaïa à Ouranos, du mage le plus influent au moldu se croyant le plus ordinaire. Quoiqu’il ne souciât que peu de son propre pouvoir sur le cours des évènements à échelle importante. Des gens cherchaient peut-être conduire assez de rouages alentours à tourner dans leur sens pour bouleverser le mécanisme d’imposantes ramifications, l’adolescent s’imaginait plutôt concourir à des aspirations d’envergure modérée, pour nourrir artisanalement ses petites visions, sans se soucier de bousculer les masses. À entendre les interprétations de sa camarade, il songea apporter un peu de nuance ou du moins développer ses constats.

« Ne pas tout contrôler ne signifie pas être impuissant. Au contraire, nous sommes tous extrêmement puissants… chaque Puissance ayant son identité, ses attributions. Les Anciens l’ont joliment écrit dans la mythologie : ce n’est pas Zeus qui va forger son Foudre, ce n’est pas Gaïa qui va contrôler les Océans, ce n’est pas Héphaïstos qui va diriger le Ciel. Même s’ils ont tous une essence et des pouvoirs communs. »

Certains qualifieraient son propos d’évhémérisme, mais le jeune Anastase n’adhérait en réalité pas vraiment à cette vision des choses, pour lui il ne s’agissait pas de prétendre que des figures historiques extraordinaires avaient été élevées au rang de dieux dans les récits. Il était à des lieues de croire qu’un groupe ‘aristocrate’ de personnes sortait du lot et avait un impact sur les mortels, à ses yeux c’était plutôt un système démocratique. Si les dieux sont, alors ils sont tout le monde, ces dæmons, comme il les définissait mentalement à l’instant. Du fait de l’anthropomorphisme caractérisant les personnages divins de la tradition grecque, il n’était guère nécessaire de préciser que les exactes mêmes problématiques s’appliquaient quand il fallait forger des alliances et oppositions pour atteindre un but commun. L’Iliade étant un triste manuel d’auto- ou entre-destruction de Puissances de la même nature au profit d’une divinité au premier abord considérée comme peu influente par rapport aux Olympiens. Cette Eris qui n’a besoin de guère plus que d’une pomme pour que s’affaiblissent et s’asphyxient ceux que l’on tient pour les rois du monde. Les plus imposants sont les plus vulnérables, Achille le confirmera.

Ce qu’il venait d’avancer comportait quelques failles, considérant que les générations primordiales étaient sans doute plus intimement rattachées à la portion du monde avec laquelle étaient leurs affinités, tandis que pour les tous jeunes opportunistes d’Olympiens, certains textes faisaient état d’une répartition des espaces remise à un lancer de dé ou quelque méthode de hasard. Il n’y avait néanmoins pas que les liens innés qui vaillent, les liens acquis et construits pouvaient gagner en résistance et solidité pour étouffer les incertitudes qui paraissaient tant effrayer. En assimilant les réactions de son interlocutrice, l’adolescent avait l’impression d’avoir brossé un portrait plus sombre qu’à son impression, n’étant tout de même pas allé jusque chercher l’une des philosophies chinoises de non-intervention ou -interférence dont l’idée était de tout laisser couler sans ne jamais chercher à s’immiscer. Évidemment, chaque perspective se défendait, cette dernière y compris. Hjúki éprouvait une certaine peine à entre dans la rhétorique de contrôle à laquelle il était confronté, de façon quelque peu hypocrite, ayant déjà appliqué cette notion à soi, mais ne l’assimilant pas aux forces extérieures. À moins d’être Poséidon, on cherche à contrôler son bateau, pas la tempête.

« Visualisons une ville au temps versatile. La journée paraît ensoleillée, sans la moindre ombre se profilant dans le ciel, sans lourdeur présageante. Brusquement l’orage éclate : violent, ravageant, en un instant. Sans s’être annoncé, dira l’étranger. Pressenti, dira la personne locale. Nous pouvons bien sûr prendre le temps de comprendre et de connaître les balances voisines voire lointaines. Les personnes pour qui cet orage n’était pas une incertitude, ne sont-elles pas devenues un peu cet endroit, et ce dernier n’est-il pas un peu elles ? Les frontières sont brouillées… N’avez-vous pas déjà manqué l’opportunité de comprendre et connaître quelque lieu, quelque être ? Comment savoir en quelles directions s’étendre ? »

Le jeune Anastase se posait également ces dernières interrogations. Sans entrer dans la considération des regrets, les choix impliquant une renonciation, peut-être que chaque personne croisée méritait d’être comprise, mais l’offrir semblait bien inconcevable.

~

J'ai peur de mon impuissance.

Voilà. Je me le dis, je me l'avoue, j'ose le formuler, quand bien même cette seule faiblesse me fait honte autant qu'elle me terrifie. J'ai peur de ne pas être utile, de ne rien pouvoir changer, de subir sans pouvoir agir, de regarder sans pouvoir aider, de n'avoir aucune place dans le monde, d'exister sans but, de n'être rien pour les autres. J'ai peur de voir ce qui m'entoure s'écrouler et de ne rien pouvoir faire. J'ai si peur que cela me revient, le soir, quand il fait noir et que le monde est plongé dans le silence et dans les bras d'Hypnos. Cela me tient éveillée, comme une idée qu'on ne peut pas chasser. Je sens cette terreur qui bat sous ma peau, à l'intérieur de ma cage thoracique, appuyée sur mes organes vitaux, écrasant ma vie, me pressant doucement. Je la sens et je ne peux rien faire. Elle me prend au piège, m'enfermant dans mon propre crâne, répétant cette idée tel un refrain ancré dans la mémoire. Tout tourne en boucle et je suis paralysée. Je ne peux rien faire. Ma peur est mon quotidien. J'ai peur de mon impuissance, mais je la respire comme un parfum habituel, tout aussi incapable de supporter son odeur que de ne pas la respirer. Les peurs sont des cercles infernaux qui font le tour de vos vies. Et vous, au milieu, vous ne pouvez qu'attendre, impuissants. Quelle ironie !

Le retour de cette peur soudaine dans mon esprit me met mal à l'aise. Je me sens de nouveau prise au piège, oiseau à l'aile cassé, petite plante écrasée. Je n'ai pas beaucoup de pouvoir sur les évènements, je ne peux éviter ni la catastrophe, ni les débordements d'émotion. Je ne peux rien prévoir, rien contenir de manière certaine. Le monde est un liquide que je tente de retenir entre mes doigts, mais il m'échappe, se faufile dans les interstices, glisse, me laisse avec mon horreur et mon inquiétude. J'aurais beau essayer de me convaincre que je peux empêcher les chocs trop difficiles, ces tentatives ne seront que des mensonges que je me fais à moi-même. Je suis impuissante, et cette seule idée me noue la gorge, enfermant mon corps dans la peur. Je suis impuissante, j'en ai pleinement conscience, mais je suis incapable de l'accepter, de me résoudre. C'est une vérité trop insoutenable pour moi. Que deviendrai-je si je ne peux pas être utile aux autres, les aider, les prévenir des catastrophes, les protéger des horreurs ? Je ne serai rien, et c'est peut-être cela qui me terrifie le plus.

Face à la prise de parole de mon interlocuteur, je ne dis rien. Mes lèvres restent closes et mon esprit, agité. Nous avons tous un peu de pouvoir, c'est cela ? Ensemble, nous ne sommes pas impuissants ? Peut-être bien, oui, peut-être bien... Pourtant, j'ai souvent la sensation que l'Ensemble, le collectif, toutes ces personnes qui ont un peu de pouvoir, qui peuvent se rendre utiles, j'ai la sensation qu'elles n'agissent pour les autres que quand elles en sont contraintes, quand leur objectif est plus important que leurs peurs, mais surtout quand leur action arrive à leur servir personnellement. Et elles ne peuvent pas agir pour tous ceux qui en ont besoin. Et moi, seule, le puis-je ? Non. Alors peut-être que la résignation se trouve là. Je dois me résigner à mon impossibilité d'aider tout le monde, d'être utile à tous, de sauver ceux qui ont besoin de l'être. Seule, je ne peux pas réussir tout cela. Peut-être qu'un jour, j'appartiendrai à quelque chose de grand, quelque chose qui aura le même objectif que moi, celui d'être utile pour ceux qui en ont besoin. Alors là, finalement, j'aurai l'âme apaisée, j'aurai mon utilité.

Et en attendant, je dois juste me résigner, même si c'est complexe, même si parfois cela me fait mal, ou peur. Je dois me résigner... Le puis-je seulement ? J'en doute souvent.

« Merci, laissé-je échapper discrètement. » *J'ai un peu moins peur.* J'ai un peu plus d'espoir.

Quand l'inconnu m'invite à visualiser cette ville qu'il me décrit, mon imagination la forme et la créé selon l'image donnée sans même me laisser le temps de réfléchir. Une ville ensoleillée... Cela me fait penser à Pré-au-Lard, l'hiver, qui brille comme une étoile, enveloppée de son manteau blanc et resplendissant. Une ville qui aurait fini par faire partie de nous grâce à l'habitude, et nous partie d'elle — ne sommes-nous pas notre histoire et tout ce qui la constitue ? Une ville, comme un être, peut donc devenir une partie de « moi » ? Suis-je en partie les lieux, les êtres, les objets qui me marquent ? Probablement. Nous sommes un dégradé de tout ce qui traverse nos vies. Nous sommes tout ce que nous connaissons particulièrement, alors les villes peuvent aussi en faire partie. Je suis mon histoire et ce qui la constitue, n'est-ce pas ? Même naufragée de cette histoire qui m'a souvent rendu impuissante, je sais qu'il est de mon devoir de l'accepter, sans elle je ne serai rien.

Puis viennent ces formulations qui portent brusquement mon cœur bien trop haut.

« [...] N’avez-vous pas déjà manqué l’opportunité de comprendre et connaître quelque lieu, quelque être ? »

Si. Si, terriblement. Mais peut-on s'intéresser à tout et à tous, même quand cela nous tient à cœur, même quand nous y mettons toute notre énergie ? Manquer des opportunités, n'est-ce pas naturel ? Nous ne pouvons pas tout expérimenter dans une vie, même si certains le désirent ardemment. Et de toute manière, si, d'une manière miraculeuse et impossible, j'avais tout expérimenté, si je n'avais manqué aucune occasion, est-ce que je serai plus heureuse ? Ce tas de vécu, de liens, d'appartenance, ne serait-ce pas trop ? J'aimerais aider tous ceux qui en ont besoin, mais si je le pouvais, si c'était possible, y arriverai-je ? Probablement pas. Je suis humaine, j'ai mes limites. Peut-être qu'à cette dernière question que l'inconnu m'a posé, la réponse est, contre toute attente, simple.

« Peut-être devrait-on s'étendre vers des directions qui nous attirent. Nous ne pouvons pas saisir toutes les occasions, nous ne pouvons pas nous étendre dans toutes les directions... Alors peut-être le choix de ces opportunités et ces directions se fait-il de manière sensible. Et si nous devions nous fier à nous-mêmes ? À nos sens ? À notre instinct ? Et si c'était cela qu'il fallait écouter ? Cette petite voix qui murmure, qui indique, qui entraîne ? Y a-t-il finalement de bonnes ou de mauvaises directions ? De bons ou de mauvais choix ? Tous nous amènent quelque part... Tous nous font grandir. »

Je crois en quelque chose qui nous est supérieur, je ne sais pas si c'est une forme de dieu, une entité, une force particulière, mais je crois que nos choix nous poussent vers notre destin, ou tout du moins la voie que nous devons emprunter. Parfois, c'est une voie compliquée, qui nous fait douter, mais tout obstacle est une échelle. Or, je suis née pour persévérer et continuer malgré les difficultés, je suis née pour me battre, pour défendre en avançant. Les obstacles ne sont pour moi plus que des échelles, ils sont des chemins.

Et le monde me fait moins peur. Je sais où est ma place.

~

Sa toute dernière interrogation était sortie comme le prolongement rhétorique de la précédente, et alors que Hjúki n’était pas en posture d’attente à l’égard de celle-ci, son interlocutrice choisit précisément de l’isoler pour y répondre. Sans surprise l’adolescent n’y décela aucune épiphanie. S’il faisait confiance à ses magnétismes, à ses attirances… eh bien il finirait tout bonnement écartelé. Il lui fallait porter des visières et refuser à dessein d’approcher bien des portes pour ne pas se trouver coincé en d’innombrables seuils. S’il était parti du principe que le problème posé ne comportait de solutions, c’est qu’il avait cette sensation qu’aucun guide ne valait mieux qu’un autre, ils étaient tous arbitraires à leur façon. Tout le monde n’a pas le privilège de Thésée, un fil d’Ariane déroulé sous les yeux indiquant avec clarté à chaque intersection quel chemin suivre et quelles sont les voies ne valant pas la peine que l’on s’y attarde. Peut-être qu’il y a des personnes perdues à rencontrer dans les impasses. Se fiant à son image de Dédale, il doute par ailleurs que se diriger à l’instinct en des lieux dont nous ne sommes l’Architecte soit le plus sensé, d’autant quand des voix contraires le conseillent.

La figure d’Hécate apparaît, celle qui éveille en lui des sentiments si partagés. Pas Janus, trop binaire ou dichotomique avec ses deux possibilités. Hécate qui, en plus de se faire la protectrice de la magie, ouvre des carrefours et demande à choisir sa direction – celle du retour étant également envisageable. Quand il pense à cette sombre incarnation de la nouvelle Lune, Hjúki sait qu’il ne souhaiterait en aucun cas être choisi par cette entité pour pointer l’encadrement d’un portail au détriment de ses voisins. Surtout que des ramifications entrevues, parfois ce n’était pas tant qu’elles soient toutes attirantes à leur façon, mais plutôt qu’elles soient toutes horrifiantes. Le vertige de l’incertitude ou le vertige de l’implacable ? Le souvenir de quelques concepts et objets magiques issus d’un mélange de contes qui revenaient éparpillés à la surface de sa mémoire lui arracha une réflexion curieuse.

« Je me demande si la magie du désir existe bien et serait efficace. »

Le mélange de la magie et d’émotions ou d’expressions humaines n’était pas toujours concluant, l’amour notamment étant l’un des impossibles à recréer véritablement, néanmoins des ersatz aux sensations de joie pouvaient être produits et il s’interrogeait sur la nature du désir en tant que moteur, sur ses affinités avec l’amour. À quel point était-ce {ir}reproductible ? Globalement, le jeune Anastase plaçait très difficilement sa confiance en la magie lorsque des affects étaient en jeu, en particulier pour ce qui était des manifestations instantanées. Toutefois, dans l’idée d’un objet lecteur d’aspirations, il s’agirait d’une construction temporisée.

« Si vous croyez en un magnétisme intérieur qui se laisse attirer par des entités extérieures selon leur polarisation, est-ce qu’une boussole pourrait être reliée au fond de notre être et nous indiquer notre Nord ? Sommes-nous profondément dispersés au point de se retrouver avec une aiguille affolée, ou se trouve-il, peut-être inconsciemment, un axe stable qui nous dirige tous ? »

Songeant plus exactement aux artefacts fictifs qui étaient remontés, il remarquait que la définition des effets magiques était souvent à double sens, une attirance permettait d’en déduire une autre, il était possible d’obtenir un effet de façon détournée en redéfinissant les termes de la magie selon ce dont elle était capable. Il avait notamment en tête cette relique magique qui détectait selon qui la présentait le point faible ou ce qui était le plus cher à une personne. Ainsi, il paraissait que pour la plupart des personnages testés le résultat était une autre personne, mais il arrivait que ce soit un objet. Certains rois préfèrent vraisemblablement leur couronne ou leur sceptre à leur reine. Qui sait, si cet objet existait, il désignerait possiblement la baguette magique pour certains mages la chérissant plus encore que n’importe qui.

« Cela doit certainement dépendre des limites à l’abstraction que peut avoir une demande présentée à notre magie. »

Si ni la chance ni l’euphorie n’étaient considérées comme des concepts abstraits, l’idée ne devait pas être complètement décalée.

~

Si nous avons un destin, une route déjà tracée pour nous, un avenir déjà écrit ; quel est le mien ? Quel est mon avenir, ce qui m'attend, vers où mon chemin me conduit-il ?

Parfois, j'ai comme une sensation de sûreté. Le monde me paraît être simple, les choix évidents, les voies toutes tracées. Je suis une sorcière, alors j'étudie à Poudlard. Je suis passionnée par les végétaux et leurs propriétés, alors je passerai ma vie à les étudier. J'aime passer du temps avec quelqu'un, alors je passe du temps avec cette personne. Je me sens bien lorsque j'aide les autres et leur tends la main, alors je le fais autant que possible. C'est simple, n'est-ce pas ? Cela ne me demande pas de grandes réflexions, de pensées en spirale, de choix imprenables. J'avance en suivant quelque chose de plus grand, et mon instinct, mes passions, mon cœur. De temps en temps, je me trompe ; mais n'est-ce pas pour parvenir, par la suite, à avancer plus sereinement ? Une difficulté de surmontée, c'est une difficulté en moins, n'est-ce pas ?

Parfois, je ne fais que suivre mes habitudes. Je me lève tous les matins aux mêmes horaires ; mes cours suivent un emploi du temps précis ; je rejoins le même lit tous les soirs ; je vois au quotidien les mêmes personnes ; je parcours un château que je connais par coeur. Mes décisions se basent sur ce qui me paraît normal, ce qui est entré dans ma routine. Mon réveil sonne ? Très bien, alors je me lève et je vais dans la salle de bain. Il est l'heure d'aller en cours de potion ? Alors j'y vais, sans me poser de question. N'est-ce pas simple, ça aussi ? Il n'y a aucune pensée trop encombrante, aucun besoin de concentration, aucun obstacle récurrent ou difficile. C'est mon quotidien, tout est tracé, et j'avance sans peur : je connais le chemin.

Parfois, au contraire, les choses sont différentes. Aucun choix ne m'est possible ou évident. Je ne me sens plus portée par quelque chose de plus grand ou dérivant dans un flot d'habitudes, je me sens trop pensante, trop incertaine. Pourquoi faudrait-il faire cela, et non autre chose ? Une personne tombe à quelques mètres de moi ; dois-je l'ignorer comme tout le monde ou lui tendre la main ? Où est le destin dans des situations comme celles-ci ? Où est le bon chemin, la ligne droite, la voie toute tracée que je dois suivre et que je suivrai ? On me demande de penser, de réfléchir, de décider. Mais si mes choix ne sont pas les bons, où me conduiront-ils ?

*Hmmm...* Mes pensées coulent comme une rivière à l'intérieur de mon crâne. Je me sens presque rassurée en écoutant le bruit qu'elles font. Je connais ce bruit par cœur. Et je suis si concentrée sur ces habitudes que je ne remarque plus les détails, la feuille qui s'est glissée dans cette eau, les sons qui ont frôlé mes perceptions. Ainsi, je n'entends pas l'interrogation posée à haute voix de l'inconnu qui me fait face. Elle s'efface derrière le bruit de mes pensées. Je l'entends, mais elle glisse si rapidement hors de mes mains, liquide fuyant, que son souvenir coule et disparaît avec elle. Cependant, mes réflexions se calment doucement, perdant en ampleur, passant de rivière à petit ruisseau, si bien que les autres paroles prononcées s'imposent rapidement à moi.

*Un magnétisme intérieur...* Et notre Nord quelque part dans tout cela.

Y a-t-il seulement un Nord pour chaque être ? Une bonne direction, une bonne manière d'agir ?

« Je crois en une sorte de magnétisme intérieur et en l'existence d'un chemin tracé pour tout le monde. Mais qui sait si ce chemin est tortueux ou droit ? Qui sait s'il mène à une destination considérée comme “bonne” ? Je pense juste qu'il existe, et que chacun de nos choix nous fait avancer sur cette voie déjà tracée. »

Les imprévus aussi appartiennent à ce chemin, on les y a gravés quelque part. Ils sont considérés comme des imprévus pour nous, mais qui pourrait garantir qu'un imprévu en est réellement un aux yeux de tous ? Si moi je l'accueille avec surprise, n'y a-t-il cependant pas quelqu'un, quelque part, qui l'accueille sans étonnement ?

Quant à ces limites à l'abstraction... Ne sont-elles pas justement prévisibles puisqu'on les connaît ? Et si nous, nous ne les connaissons pas, cela ne les empêche de toute manière pas d'exister, et donc d'appartenir à la route de quelqu'un. Je fronce les sourcils, le regard perdu sur mes doigts. Mais la Magie a-t-elle vraiment des limites ? Et que dire de notre capacité à nous améliorer ? Est-elle mesurée et pensée avec notre chemin ?

Tout cela me paraît parfois si idiot. Tout mesurer, tout prédéterminer, tout anticiper. Comme si chacun de nos actes était prévisible. Et que penser à propos de nos émotions, de nos sentiments, de nos passions ? Sont-elles inscrites dans les fondations de notre chemin ? Je n'en sais tout bonnement rien. C'est étrange comme cette conversation a le don de me faire remettre en question certaines de mes croyances et certitudes.

À cette pensée, un sourire m'inonde le visage. Était-il écrit quelque part, lui aussi ? Je me le demande. J'aimerais bien savoir quel pourrait être mon avenir au bout de cette voie à peine éclairée.

~

Les lèvres entrouvertes, Hjúki laisse passer un mince filet d’air, presque méticuleusement expiré, comme si la maîtrise isolée d’une gestuelle au ralenti allait l’aider à s’ancrer et à refroidir en réaction à la désagréable montée de température déclenchée par l’hypothèse énoncée. Le déterminisme, alors ? Il n’avait toujours pas vraiment compris comment les personnes y croyant étaient capables de poursuivre le cours de leur existence sans être traversées par la pulsion d’hurler d’indignation – ah, mais cela n’arrive que si c’est déjà écrit, selon cette conception. Il n’y aurait pas de choix, seulement des illusions de choix, l’impression d’autres voies que celles prises mais en réalité non construites car il est prévu qu’elles ne soient jamais empruntées. Cette histoire de chemin tracé est beaucoup trop dérangeante, rien ne l’empêchait de le nier en bloc, mais que ce soit acceptable à certains esprits l’intriguait. Le jeune adulte ne croyait en l’extrême opposé, tout n’est pas possible, motivation et volonté ne sont que des grains de poussières qui n’ont rien de moteur, ça ne fait pas déplacer des montagnes, les personnes qui y parviennent sont tombées sur celle qui avait été efficacement érodée par des éternités de cycles naturels. Peut-être qu’il y avait une forme de non-choix dans le fait de tomber sur obstacle de sable, de verre ou de roc, mais décider de s’en saisir ou de les contourner demeurait une liberté. Et si l’on finit dans une pièce bardée de portes menant chacune à son horreur, dont le coût serait quelque privation définitive, la vie pouvait bien finir par prendre cette tournure d’enfermement. De coup de chaud il en avait les frissons.

Parmi les contes présentant un objet magique détectant le cap de nos désirs, les détails de l’un des récits se faisaient plus saillants, il s’agissait de la boussole donnant la direction des prochaines convoitises de son porteur, qui la considérait capricieuse. En effet, elle n’acceptait de guider qu’à condition que les chemins qu’elle choisissait, non dénués de détour, soient suivi à la lettre. Si elle exigeait de traverser la tempête alors que le marin expérimenté savait comment la contourner pour se recaler ensuite sur la route, elle menaçait de mettre un terme à sa mission. Pas le choix pour qui souhaitait connaître sa destination, les obstacles, quels que soient leur nature, devaient être confrontés sans le moindre écart. C’était une histoire parfaitement ambiguë, la boussole est-elle diabolique à fonctionner ainsi, ou se trouverait-il des lecteurs la défendant, persuadés que les écueils ne s’évitent, même pour arriver au même endroit. Sans doute que ce n’est pas la même version du marin qui arrive à bon port, entre celui qui a foncé aveuglément dans les tempêtes et celui qui a dépassé les exigences de l’aiguille et poursuivi la route qui lui chantait. Sans compter que les caprices ne s’arrêtaient pas là, elle pouvait tout autant demander à abandonner l’objectif atteint pour aussitôt partir en quête d’un nouveau but se sachant derrière d’autres dangers à braver. Après combien de fois un personnage cesse-t-il à céder à l’injection du toujours plus, quand se pose-t-il enfin, débarrassé du cadeau empoisonné de pouvoir lire où ses instables aspirations balancent. Il y en a sûrement de deux sortes, celles versatiles, celles stables. Si la magie ne touche pas à l’amour, elle ne parvient probablement pas à analyser l’essence, le cap des êtres, un objet aura cette dimension déceptive, capricieuse, cristallisant les infimes oscillements. Ce genre de quête est-il en mesure de laisser ne serait-ce qu’une once de satisfaction ? Au moins n’est-ce pas le type de création enchantée qui persiste à ressurgir dans ses effets à chaque tentative de s’en délester, ces menaces de mettre un terme à ses fonctions au premier contournement osé ont le mérite d’ouvrir une fenêtre à la liberté, ce qui est hors de question pour bien des malédictions. Les détails revenus peu à peu avaient redessiné ce récit qui ne l’avait jusqu’alors pas particulièrement marqué et qui activait présentement ses réflexions. Des morales contradictoires pouvaient en être tirés. L’on pourrait se ranger du côté de la boussole et arguer que braver la tempête est bénéfique ; ou bien reconnaître que rien ne vaut les décisions prises pour soi, sans appât, ainsi que la liberté de se détourner d’un conseil, même bon, lorsqu’il est délivré avec un soupçon de menace. Même s’il serait bon de traverser vents et marées, y être amené par la contrainte ou le chantage n’est pas si encourageable. Pour en revenir à la limite de ses pouvoirs, Hjúki pourrait-il museler éthiquement quelque production magique visant à rendre intelligibles ses aspirations ?

« Si le chemin était tracé, à quoi servirait la capacité de jauger des possibilités, puisqu’en somme toutes les décisions seraient pipées ? Si c’était le cas, je crains que tous nos questionnements et raisonnements ne fussent que le fruit d’une perverse et sombre ironie. »

~

J'oublie trop souvent que les sourires sont éphémères. Ils sont doux mais s'envolent à n'importe quel signe d'inquiétude. Oiseaux dont les ailes les démangent. On aimerait les enfermer sur notre visage mais ils ne sont pas fait pour vivre en cage.

*Des possibilités...* Et des si, des si, des si. À l'infini. Il suffit de les apercevoir pour glisser et se laisser noyer.

Si les fondations de mes valeurs et de mes idées sont fausses et instables, que se passe-t-il ? Si le chemin tortueux n'est pas tout tracé, et que chaque choix me retire de possibles jolies choses, que se passe-t-il ? Si mes questionnements n'ont aucun but, s'ils ne servent à rien sinon à me noyer le crâne, que se passe-t-il ? Si je ne fais pas les bons choix, si je m'oriente dans de mauvaises directions, que se passe-t-il ? Si je fais quelque chose de mal, si je blesse quelqu'un sans le vouloir, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il alors ? Je ne sais pas. Je ne sais terriblement rien. Les possibilités me remplissent la gorge et le crâne, coulent dans mes poumons et mon ventre. *Et si je me noyais avec mes pensées ?* Cela déborde de partout, et je sens ma poitrine se contracter, se resserrer, comme si elle voulait m'étouffer.

Si je me lève et m'en vais ; si je hurle et pleure ; si je lance des sorts sans me soucier de leur direction ; si je laisse n'importe quels mots s'échapper d'entre mes lèvres ; si j'abats les murs qui protègent mes pensées et mes émotions des extrêmes ; si je me dresse face au monde ; si j'oublie toutes les règles, tous les droits, tous les devoirs ; que se passera-t-il ? Tout pourrait se passer avec des si. L'imagination ne connaît aucune limite avec des si. On pourrait construire le monde et le détruire. Alors comment agir, comment penser correctement, face à cet ouragan de possibilités ? Comment me tenir droite, comment ne pas me sentir pleine, noyée, débordée, asphyxiée avec toutes ces pensées qui étalent les possibilités comme les mensonges ? Plus on leur laisse de place, plus ils sont nombreux. Alors, comment faire ? Je ne sais pas nager, moi ; je ne sais pas m'y retrouver dans cet océan. Je ne suis qu'un petit point sans force et dont la volonté faiblit. Je ne peux pas me dresser face à des et si, je ne peux plus exister. Et que se passera-t-il, si tout change ? Les chemins sont innombrables. Leur multitude m'étouffe. Je n'ai jamais su contenir ce qui déborde.

Je déglutis péniblement, comme pour me donner une contenance. Mes pensées sont pleines de nœuds, ma tête est remplie d'un océan immense de réflexions. Je ne vois plus le ciel et les couleurs, les et si ont tout dévoré et obscurci. « Je... » Ne sais plus ? Ne sais pas ? N'arrive pas à penser ? Quelle est la différence en fin de compte ? Je laisse mes mots au silence. Mais y en a-t-il seulement ? J'ai une voix mais je n'ai plus de mots. Ils se sont fondus et confondus dans cet océan de possibilités. Ils se sont dissous dans faire de bruit.

*Une perverse et sombre ironie...*, c'est cela ? Mon crâne s'étouffe de pensées qui ne sont qu'une perverse et sombre ironie. Ah Merlin ! Quelle idiote je fais. Je réfléchis, je réfléchis, je réfléchis ; je me laisse envahir par des pensées avec violence ; et je ne réagis pas. Des possibilités, n'est-ce pas ? Elles n'ont aucune limite et je suis incapable de leur en mettre. Je ne suis pas forte comme j'aimerais le croire, je ne suis pas solide, je ne me tiens pas droite face au monde, je me laisse transpercer et traverser beaucoup trop aisément. Et si j'étais différente, choisirais-je seulement d'être plus forte ? Les possibilités se présentent rapidement. Cependant, je ne sais pas choisir, je ne sais pas agir, je ne sais que me laisser déborder.

Les pensées colonisent mon corps comme un virus. Je me sens presque prisonnière derrière mon regard. Je ne peux plus réfléchir, je ne peux plus m'étendre, je ne peux pas choisir les mots corrects. « Pardon. » Je suis désolée, l'intérieur de mon crâne est trop bruyant, je ne peux pas m'entendre.

« Peut-être. » Oui, peut-être. Tout est déjà tracé et nos questionnements et raisonnements ne sont qu'une grande ironie. Pourquoi chercher, pourquoi imaginer des choses ? La route est face à nous, pourquoi ne pas chercher à la suivre conformément à ce qu'elle nous présente ? Et chaque choix que nous faisons est-il prévu comme une étape sur notre chemin, ou une bifurcation sur le champ de possibilités qui nous entoure ? « Je n'en sais rien, conclus-je. » Et c'est vrai, je n'en sais rien. Qui suis-je pour pouvoir trancher des questions et réfléchir au monde ? Doux Merlin, qui suis-je pour faire des choix parmi toutes les possibilités qui s'offrent à moi ?

Une nouvelle fois, mon visage trahit mes pensées. Livide et perdue, je me fonds dans les décombres.

Qui suis-je pour penser trop fort et émettre des hypothèses sur ce qui me dépasse ?

Je n'en sais décidément rien.

~

La tête légèrement inclinée, il observait avec une curiosité presque obsédante ce cas singulier. Elle avait confié des croyances auxquelles Hjúki trouverait insoutenables de laisser de l’espace dans son propre esprit, mais traçait visiblement ainsi son chemin. Quoique que cette vision si distincte de la sienne ne devait pas être si inébranlable puisque, à sa réelle surprise, le constat qu’il avait tiré de ses déclarations était beaucoup plus déstabilisant qu’il n’aurait pu le présager. Sans avoir la clairvoyance pour pointer ce qu’il a ébranlé, il perçoit que ce n’est pas étranger à l’amer rôle que les questionnements revêtiraient dans le système déterministe. En fait, il n’en sait rien et est d’ailleurs ignorant de beaucoup, jusqu’aux explications sur les tourbillons qui peuvent figer une personne. Oui, passer d’une image à la suivante de sa vie est déroutant, et l’adolescent sentait qu’il était temps pour lui de dessiner une nouvelle scène pour sortir de cette impression de néant. Les contours d’un conte se dessinèrent sans qu’il n’ait eu besoin de chercher, et le jeune Anastase accueilli sans résister le souvenir encore brumeux d’une histoire complexe. Le rapport était ténu mais qu’importait, les fils de broderie fixaient progressivement un tissage de connexion entre la toile où ils étaient emprisonnés et celle où Florine et l’Oiseau avaient chacun été contraint. Les cadres, les perspectives, les enfermements, les libérations, n’est-ce pas ce que les Conteurs manipulent à longueur de récit. Ce n’était point une imitation qu’il avait en tête, peu importent que les tribulations exactes de ces personnages ne correspondent pas tout à fait.

Face à cet aveu qu’il n’avait pas cherché à provoquer, il fallait agir, bien qu’il doutât à présent de l’impact encore envisageable sur quelqu’un dont une forme de foi avait été agitée. Sortant d’une poche un morceau de papyrus, Hjúki s’engagea dans une activité à laquelle il s’adonnait de plus en plus rarement, conscient que les sensations qui en découlaient avaient eu tendance à s’effriter. Peut-être que cela ne donnera rien, cette éventualité du moins ne l’arrêtait pas. Méticuleusement, ses doigts entreprirent de marquer les plis pour reproduire une forme qu’il visualisait clairement… *pas un cygne…* lui tança une pensée à laquelle il ne pouvait qu’acquiescer mentalement, ce n’étaient pas ses armes et il le respectait, même si la fratrie ainsi transformée dans un autre conte reparut au côté de la créature ailée qu’il recréait figurativement. De taille relativement modeste, le pliage devait à terme pouvoir se poser avec légèreté sur le bras ou l’épaule. Vierge, bien sûr, ce n’était pas à lui de le teinter. Les ailes déployables avaient autant un recto qu’un verso, accroissant la surface à disposition. Sa direction n’était pas cristallisée, se laisser porter par une impression était précisément l’idée suivie.

« Cet Oiseau bleu n’est pas très bleu, n’est-ce pas ? »

Lança-t-il alors en présentant le papyrus ainsi modelé pour retranscrire la transformation issue du conte de madame d’Aulnoy qui, outre le Pas de Petipa, n’était certainement plus très présent dans le paysage de contes offerts aux enfants.

« Florine est cloîtrée, mais par la fenêtre peut la visiter l’Oiseau bleu. Bien sûr, son humble stature ne lui donne pas beaucoup de pouvoir pour la libérer et briser ses chaînes, lui-même est si vulnérable que l’on pourrait aisément le capturer et piéger. La résolution parfaite ne s’impose pas, il ne peut rompre la captivité de Florine si aisément. Toutefois, l’ouverture lui permet d’emporter des fragments issus de sa geôle, et d’apporter quelque offrande de l’extérieur. Ce n’est pas une issue, un fil communicant, plutôt. Je crois qu’avec de l’encre bleue, quelques touches plus sombres, son plumage pourrait se révéler. »

Des mots, des traits, des projections, une coulée brute directement versée du flacon recelant les pigments, un geste peut-être plus important que son résultat visuel. L’encre ouvrait un champ d’usages protéiformes qu’il oubliait parfois, à force de la dictature du mot et du sens. Le bot, le malhabile, ne pourrait-il être beau à son tour ? Point de but, et pourquoi pas expulser cet absurde qui taraude tel qu’il est ressenti, sans chercher à donner les formes.

« Si vous le souhaitez, cet oiseau pourrait revêtir sa robe, en lui laissant par la couleur ces fragments d’incertitude qui vous encombrent pour qu’il les porte. »

~

Je me sens fragile, constituée de feuilles mortes. Un souffle, un peu de vent, et je m'envole, m'éparpille, m'égare. Des et si, et je me disperse sur le sol, mes pensées flottant sans attache. C'est vrai, j'ai toujours eu du mal avec la notion de liberté. Ne rêvais-je pas, enfant, de m'envoler comme ces grands oiseaux qui ne connaissent aucune limite, aucune frontière, qui caressent le bleu du ciel, touchent les nuages et voyagent jusqu'à l'épuisement ? Pourtant, je suis incapable de vivre sans extrémité. Mes pensées se disloquent avec l'idée d'un infini. Je rêve de liberté, d'étendues si grandes que les yeux frôlent l'horizon, de foulées qu'aucun obstacle ne peut arrêter. Pourtant, l'idée de quitter un chemin, de s'enfoncer dans les sous-bois, de ne pas rester sur la voie éclairée ; cela me terrifie. Je rêve de liberté, mais j'ai besoin de bords, de lisières, d'un certain périmètre. Qui sait ce qui se trouve au-delà des limites ? L'imagination est sans fin. Tout est possible. Alors, peut-être qu'au final, ce qui me fait le plus peur, c'est l'incertitude. Si je suis incapable de quitter mon chemin lumineux, c'est parce que j'ai peur du noir. Où trouver le courage de se glisser parmi les ombres, de s'enfoncer dans les bois sombres, de ne suivre aucune voie, si ce n'est celle d'un instinct qui ne murmure que dans l'immédiat ?

Il me manque le courage des téméraires, des audacieux ; je n'ai que le confort de la foi, des habitudes.

Alors, je me perds. Tout se bloque dans ma gorge et je retiens mon souffle. Terribles possibilités qui s'infiltrent dans mon crâne comme un murmure et s'y dressent comme une tempête. Cheval de Troie dans mes poumons. Respirer est devenu une lutte constante.

Sans que je n'y prête vraiment attention, mon regard a commencé à suivre les gestes de l'inconnu qui me fait face. Mais, si mes yeux s'y accrochent, mes pensées restent fixées sur le mal-être qui s'est glissé sous ma peau et ce qui en est à l'origine. Mon crâne continue à déborder, et les mots trop grands qui en ressortent à se coincer dans ma gorge, comme pour m'étouffer. Si ce que je vois change, évolue, amène au questionnement, mes réflexions sont bien loin de tout cela, comme si elles et mon regard s'étaient séparés pendant un instant, ne se parlaient plus, n'appartenaient plus au même corps. *Et si...* Cela coule à flots, comme une rivière, une fontaine, une cascade. Des phrases qui s'entassent, qui s'enfoncent, qui heurtent. Je suis comme enfermée avec elles. C'est une pièce sans fenêtre et sans porte. Pourtant, quelque part, je ne sais exactement où et de quelle manière, je vois l'oiseau se former face à moi. En ai-je cependant conscience ? Étrange ; on a coupé le fil entre mes pensées et mes perceptions. À moins qu'un mur n'ait été dressé ?

Et puis, brusquement, je suis ramenée à moi-même. On me reforme, m'enracine de nouveau, permet au fleuve qui m'empêche de respirer de couler sur mon menton. Mes pensées sortent de leur cyclone ; la réalité revient toucher doucement mon visage.

Un *oiseau bleu* ? Je cligne des yeux. Non, cet oiseau-ci n'est pas très bleu. Pourtant, s'il appartient au ciel, n'a-t-il donc pas en lui un peu de son bleu ?

La question reste en suspens ; je m'attache à des paroles.

Les mots forment des boucles pleines d'images. Ils dessinent des nuages aux courbes éloquentes — un visage enfantin, une fenêtre, un oiseau-presque-bleu. Je vois dans les paroles des choses qui n'existent pas. Et, quelque part, au détour de sons, de phrases, à côté de Florine peut-être, je retrouve un peu de quiétude et de stabilité.

L'encre bleue fait des tâches dans mes pensées. Un oiseau au plumage d'encre. Des mots pour colorer les plumes. Mes maux pour colorer ses plumes ?

Mais comment ? L'idée me dérange tout d'abord ; je n'y crois pas tellement. Les inquiétudes, les doutes, les peurs, cela ne se partage pas. On en fait un nœud, et on l'enfouie au fond de soi, jusqu'à ne plus pouvoir le sentir et le voir. S'en servir pour colorer un oiseau, c'est... Je ne sais pas ! C'est étrange. Ne sera-t-il pas un peu trop lourd avec mes questions ? N'aura-t-il pas des difficultés pour voler ? Et pourtant, oui, pourtant... Il sera bleu, et je serai un peu mieux. Alors, l'idée me séduit doucement, jusqu'à ce qu'elle m'emporte avec elle. Un oiseau bleu qui peut prendre un peu de ce qui déborde de moi.

« Je veux bien, laissé-je échapper, presque dans un murmure. »

Il y a quelque chose de très doux dans l'idée de se débarrasser de ce qui nous entrave. Avoir la possibilité de le faire me paraît inouï, incroyable, impossible. Mon cœur se gonfle de gratitude, la reconnaissance me saisit toute entière. Je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas quoi faire. Je sens juste cette vague si différente des autres qui me monte à la tête. Je me sens presque privilégiée, comme si cet oiseau-presque-bleu était plus rare qu'il n'y paraissait, comme s'il ne venait pas souvent se poser par ici. Et je suis si soufflée par ce volatile-presque-bleu que j'oublie de penser à l'encre qui viendra le colorer de mes inquiétudes.

Il trouvera sa couleur, et il portera mes peines plus loin. Mes fragments d'incertitude le feront baigner dans une encre à la couleur de son royaume.

~

Hjúki observe assez calmement la réception de sa proposition, quelle que soit sa nature, de la résistance à l’adoption, il n’appréhende pas. Parler de contes l’apaisait, c’était comme rentrer dans une dimension confortable, aux règles plus compréhensibles, où l’Oiseau avait déjà commencé à jouer son rôle. Ce n’est pas le cas pour tout le monde, et après la surprise ou la circonspection provoquée, il n’est en somme plus de son ressort de décider de faire le pas en sa direction. Il perçoit un accord soufflé, et acquiesce en dessinant un fin sourire.

« Dans ce cas, je vous laisse traiter l’oiseau et ce qu’il recueillera en toute liberté. De l’encre peuvent couler tant de formes… »

Conscient que telle entreprise serait intime et qu’il serait le premier à ne pas vouloir être observé, en dépit de tout ce qu’ils avaient partagé jusqu’alors et qui n’était certes pas futile, l’adolescent songea qu’il était temps de chacun recouvre son espace ; les projections sur les ailes fonctionneraient au mieux si elle ne se sentait pas bridée. Cet échange l’avait comme progressivement enfoncé dans un état particulier, peut-être comparable à un rêve flottant qui nécessitait d’émerger, de se réveiller pour le quitter et qui pourrait se prolonger indéfiniment. Le jeune Anastase plia doucement l’une puis l’autre jambe pour les échauffer en vue du mouvement.

« J’étais dans mon monde, je me suis présenté sur un pont menant à de nouveaux horizons, et vous avez également avancé à l’orée du vôtre ; merci pour cette ouverture et curiosité. Je suppose que nos chemins se recroiseront. »

S’inclinant, son esprit vit tournoyer toutes les scènes semblables de personnages se séparant ainsi mais s’arrêta étrangement sur celle du Casse-Noisette, encore une autre incarnation de ballet. Peut-être parce que sa vivance dépendait du monde où il évoluait, peut-être parce qu’une partie de ses comportements était dictée par une sorte d’essence insufflée par son créateur, que la façon dont il était peint influençait ses interactions avec Clara et toute autre créature des univers au travers desquels ils avaient voyagé. Pour autant, Hjúki ne se sentait pas pantin, et surtout pas de son destin. Même si par flashs, il pouvait avoir la sensation de vivre un moment qui aurait pu déjà avoir été narré ; il était persuadé que les épisodes prochains n’étaient point écrits à l’avance. Dans son histoire, son lendemain était une page blanche et ne suivait pas un dénouement inéluctable comme les êtres de papier qui, où qu’ils soient dans leur récit, avaient déjà une fin et un commencement. Les marionnettistes contrôlent seulement le fruit de leur travail ? Leurs créations ne sont ni tout à fait autonomes ni exactement dépendantes ; Geppetto, Drosselmayer et Coppélius suivent le fil de leur conte sans pour autant être capable de dessiner celui de leurs créatures pourtant contraintes d’évoluer dans le cadre qu’ils ont forgé. N’avait-elle néanmoins pas un peu raison ? se questionnait-il. La page blanche de tous les possibles était sans doute utopique, il ne croyait pas au chemin délimité, mais sûrement que ceux existants n’étaient pas illimités. En somme son lendemain était peut-être déjà écrit, un éventail multiple mais fini de perspectives, tout n’était pas possible. Certains livres étaient probablement plus solidement protégés et nécessitaient plus de recherche pour en trouver l’accès, tandis que d’autres, ce qu’elle prenait pour le chemin tracé, étaient déjà déchiffrés et grand ouverts. Peut-être devrait-il construire un Conte et ses Dédales. Ou un Casse-Noisette ? Enchanté, bien sûr. Il était ironique que toutes ces réflexions affluent précisément sur les ruines d’une échoppe d’artisanat. D’objets inertes, soit, mais qui auraient pu s’animer avec une touche de magie. Après quelques pas, il dû un dernier salut au lieu avant de complètement se retourner pour rejoindre la partie plus agitée du village, celle qui ne se questionnait certainement pas sur des vestiges ou sur ce qui les animait. Seulement de passage, l’adolescent ne comptait pas spécialement s’attarder devant quelque vitrine, ses pensées s’enfonçaient déjà dans des imaginaires le rendant peu attentif aux activités des camarades hantant les rues.

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Mon regard se perd sur l'oiseau de papier. Il n'est pas immense ou sophistiqué ; il n'a aucune couleur pour lui donner un peu de vie ; il n'a pas de plumes aussi légères qu'un sourire. Non, il n'a rien d'un oiseau ordinaire. Il paraît même bien terne à côté de ces marins du ciel. Pourtant, je vois en le regardant des choses qu'on ne peut pas voir à l'œil nu — peut-être avec le cœur alors ? —, des éléments qui le rendent, face à mes yeux émerveillés, comme vivant. Il me paraît grand, fort, solide. Le genre d'oiseau à savoir voler face aux tempêtes, à voyager durant des jours au-dessus des terres d'ocre, devenant au fur et à mesure de l'avancée, ombragées de vert. Il n'a aucune nuance sur son plumage de papier, et pourtant j'aperçois déjà tous ces bleus qui s'étalent sur ses ailes et son poitrail. Comme si, par mon regard, mes peines étaient déjà venues l'encrer. Il a un peu de la mer sur son cou qui vient avancer sur le reste de son corps. C'est la marée qui monte. Encre bleue qui glisse pour effacer le blanc. En profondeurs, derrière son apparence d'oiseau de parchemin encore clair d'innocence, l'oiseau bleu est déjà là. Il se confond avec l'océan. Ses encres bleues ont un goût salé. Ses plumes sont comme des vagues : elles ont le reflet de mes maux. Je me demande comment il fait, lui qui côtoie les sommets, pour ne pas se noyer dans tout ce bleu. Ne craint-il donc pas les abysses et la noirceur qui s'y mêle ? N'a-t-il pas peur de perdre cette sensation brûlante de vie qu'apporte un baiser du soleil ? Résiste-t-il donc aux courants ? C'est un oiseau plein de force et de courage. Je n'ai pas peur de lui confier mes peines. Tout au fond de moi, je sais qu'il ira les enfouir sous ces hautes collines ocrées.

Mes yeux papillonnent et la vision de l'oiseau bleu disparaît. Alors, derrière tout ce blanc, il y a un royaume d'azur. Est-ce donc cela que les artistes peuvent apercevoir ? Les royaumes qui se cachent sous les apparences ?

Je garde le volatile entre mes doigts ; mes yeux le protègent des tempêtes et mes mains le réchauffent pour contrer les vents frais relayant l'odeur de la mer. Je n'ai peut-être que très rarement fait appel à l'art, mais je sais prendre soin. Cet oiseau, je ne l'encrerai probablement pas tout de suite, alors je dois le conserver à l'abri du monde et de ses taches d'encre. J'ai presque peur, en sentant sa fragilité contre mes doigts fins, de lui confier mes peines. Saura-t-il vraiment les porter sans se noyer ? Mais c'est une crainte stupide, bien que fondée. Cet oiseau, il trouve sa couleur dans mes douleurs. Comment sa couleur pourrait-elle lui peser ? Finalement, nous avons besoin l'un de l'autre. Lui de mon encre, moi de ses plumes. Nous nous entraidons. Quel mot est plus beau que celui-ci ?

Mon regard se détache difficilement de l'animal pour se poser sur l'inconnu qui s'est redressé. Assise dans son ombre, je me sens pleine de reconnaissance envers lui, pour son présent. C'est comme un arc-en-ciel après la pluie. On le regarde avec la sensation que, de là où nous sommes, à l'instant où notre cœur palpite, la lumière embrasse l'eau dans un rayon de couleurs, mais cela pourrait ne pas durer. Et on se sent alors comme spectateur d'une œuvre éphémère, époustouflante et réconfortante. On voudrait pouvoir, jalousement, la garder avec soi, tout contre soi. C'est peut-être cela la reconnaissance : se savoir être touché par un privilège qui apaise l'âme. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas ressentie de manière aussi forte, et pourtant aussi douce. Je ne sais pas comment la conduire à prendre son envol hors de mes lèvres. À croire qu'elle est ancrée dans ma poitrine. Pourtant, elle pèse sur mon cœur comme une plume.

« Merci. »

C'est donc ainsi qu'on se rend compte que les mots manquent de force ? J'aurais aimé ajouter quelque chose. Mais que dire ? Mon crâne est vide, même si mon cœur est plein. Ma bouche demeure sèche. Il faudrait que les mots aient en eux des nuances uniques, propres à chaque syllabe. Mais comment faire comprendre aux autres la singularité à laquelle nous sommes seuls à avoir accès ? Je laisse au silence le soin de prendre cette plume qui s'est posée, comme un rayon de lumière, sur mon esprit. Il saura peut-être l'y détacher et lui donner toute sa profondeur.

Je regarde avec des yeux scintillants d'émerveillement ses mots se former, s'enrouler et être soufflés sur mon visage. Ils y laissent une trace étrange en entrant sous ma peau. Je pense que c'est un sourire. Il flotte sans se noyer. Pour la première fois, je crois que les incertitudes qui trempent mon quotidien d'inconnu me font moins peur. Être sûr de rien n'empêche pas d'avancer. Et peut-être que derrière des ombres, dans des ruines, au creux du silence, des images féeriques se cachent en attendant qu'on les trouve.

Après plusieurs minutes d'immobilité, je me redresse et me lève. Mes jambes se trouvent alors être plus solides que je ne l'imaginais. L'oiseau encore blanc dans les mains, je me fais la promesse d'en prendre soin jusqu'à ce que je puisse l'encrer de bleu. Alors peut-être prendra-t-il son envol pour déposer mes peines dans des terres d'ocre qui ne connaissent aucune ombre.